Molière et Cie

RÉSUMÉ

Ce que plus de vingt ans de recherches m’ont appris sur la collaboration Corneille-Molière, présentées sous la forme d’une synthèse la plus complète possible.


 
                                                           
                         Denis Boissier
                (novembre 2011)

      
« Si dans les plus petits détails de la biographie de
 Molière sévit ainsi la légende, si elle transforme et
 déforme même les faits insignifiants, quels ravages
 ne doit-elle pas exercer quand elle s’en prend aux 
faits considérables et aux œuvres ? » 
Gustave Michaut, La Jeunesse de Molière, 1922, p. 21.



PROLOGUE
 1- DATES PRINCIPALES (1606-1684)
 2- JALONS HISTORIQUES (1635-1919) 
 3- LES PERSONNALITÉS DE CORNEILLE ET DE MOLIÈRE
 4- LOUIS XIV ET MOLIÈRE
 5- LES POINTS DE RENCONTRE CORNEILLE-MOLIÈRE
 6- UNE COLLABORATION EXPLIQUÉE PAR LE CLIMAT SOCIAL
 7- D’AUTRES FAISCEAUX D’INDICES CONCORDANTS
 8- INDICES DANS LES ŒUVRES
 9- TEMOIGNAGES HISTORIQUES
10- LES OBSCURITÉS DU DOGME MOLIÉRESQUE
11- L’OPINION DE CERTAINS DIX-SEPTIÉMISTES
12- DOUBLE CONFIRMATION PAR LA SCIENCE DES STATISTIQUES  
13- NOTRE CONCLUSION
EPILOGUE













     
     PROLOGUE


Qui, de Corneille ou de Molière, a écrit ces vers ?
 
« Quoi ! tu ne me dis mot ! Crois-tu que ton silence
Puisse de tes discours réparer l’insolence ?
Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant, 
Et ne t’en dédis-tu, traître, qu’en te taisant ?
Pour triompher de moi, veux-tu, pour toutes armes,
Employer des soupirs et de muettes larmes ?
Sur notre amour passé c’est trop te confier,
Dis du moins quelque chose à te justifier,
Demande le pardon que tes regards m’arrachent.
Explique leurs discours, dis-moi ce qu’ils me cachent.
Ah ! que vous savez bien ici, contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être avec moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
A vous prêter les mains ma tendresse consent ;
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle. 


Cet article espère apporter une réponse.
 

1- DATES PRINCIPALES (1606-1684)

       CORNEILLE					                                 MOLIERE



2- JALONS HISTORIQUES (1635-1888) 

• 1635/1636. Corneille sert de plume de l’ombre à Richelieu. Il est un des Cinq auteurs qui écrivent les tragédies dont le canevas a été conçu par Richelieu. Il participe donc à la création de La Comédie des Tuileries (l’acte III est de lui), à La Grande pastorale (texte perdu) et à L’Aveugle de Smyrne. Il a très certainement aussi écrit tout ou partie de la comédie Les Visionnaires (1637) de Desmarets de Saint-Sorlin, riche secrétaire de Richelieu.

• 1635/1642. Molière n’a sans doute pas suivi une scolarité poussée. Grimarest raconte que Jean-Baptiste Poquelin « resta dans la boutique jusqu’à l’âge de quatorze ans ; et ils [ses parents] se contentèrent de lui faire apprendre à lire et à écrire pour les besoins de la profession. » (La Vie de M. de Moliere, 1705). De même pour Voltaire, « le père marchand fripier et la mère lui donnèrent une éducation trop conforme à leur état, auquel ils le destinaient : il resta jusqu’à quatorze ans dans leur boutique, n’ayant rien appris, outre son métier, qu’un peu à lire et à écrire. » (Vie de Moliere, 1739). 
- Pour son biographe Georges Bordonove, « il apparaît clairement que Molière n’aurait pu être "survivancier" de son père dans cette charge, s’il n’avait réellement fait son apprentissage de tapissier. » (Molière, génial et familier, 1967, p. 498). 
- Pour son autre biographe Roger Duchêne, « Molière, tôt destiné au métier de tapissier, n’est jamais allé au collège de Clermont, encore moins à la faculté. » (Molière, 1998, p. 35).
- Pour le moliériste François Rey, la préface de La Grange où il est dit que Molière étudia au prestigieux Collège de Clermont « relève plus, à l’évidence, du panégyrique que de la biographie. J’ajoute que ni l’un ni l’autre des deux jésuites, René Rapin et Dominique Bouhours, qui ont fait l’éloge de Molière après sa mort, n’a suggéré qu’il aurait eu la même formation qu’eux. Le premier, en particulier, qui était son exact contemporain et se disait son ami, avait été pendant plusieurs années professeur au collège de Clermont. » (Molière et le roi, l’affaire Tartuffe, 2007, p. 18). 

• 1635/1643. Corneille invente la "bonne comédie" avec L’Illusion comique (1635) et Le Menteur (1643) qui triomphe. Pendant des années il sera considéré comme le plus grand « poète comique » de son temps. Par bien des aspects ses meilleures comédies annoncent celles que créera vingt ans plus tard Molière.
- Jean-Baptiste Poquelin fait son apprentissage de comédien en travaillant avec les farceurs du Pont-Neuf. Il s’amourache de Madeleine Béjart, de cinq ans son aîné, comédienne appréciée de la noblesse. Elle vient de former une troupe. Jean-Baptiste Poquelin est accepté. Il apporte plus de 600 livres, soit la moitié des fonds dont dispose la troupe de l’Illustre-Théâtre.
- Durant la fête de printemps la troupe s’installe à Rouen où vit Pierre Corneille. Comme le père de Madeleine Béjart a pour protecteur le duc de Guise, lequel protège aussi Pierre Corneille, et que Madeleine a joué un petit rôle dans Le Cid, les relations de la troupe avec les frères Corneille furent cordiales.

• 1645/1652  Le jeune Louis (né en 1638), futur monarque absolu, a pour compagnon de jeu le bouffon Scaramouche, chef de la troupe des farceurs Italiens, qui lui apprend à apprécier les farces et à jouer de la guitare, instrument honni des "honnêtes gens".
 - La troupe de Madeleine Béjart/Molière a l’autorisation de Pierre Corneille d’interpréter en province sa pièce Andromède.

• 1658. Devant Louis XIV la troupe de Molière ne donne des représentations tragiques que du théâtre de Pierre Corneille, pourtant passé de mode. Parce que Molière réussi à faire rire le Roi avec la farce du Docteur amoureux, il est agréé, mais uniquement en tant que comique.

• 1660. Un document atteste que dès 1600 Louis XIV paie les services de Molière en tant que comique et chef de troupe.

• 1661. Dès que Louis XIV accède au pouvoir absolu ses deux premières décisions sont de créer une Académie de danse et de prendre Molière comme amuseur attitré.  

• 1662. Louis XIV offre à Molière le théâtre du Palais-Royal. En octobre de la même année Pierre Corneille, qui n’a jamais quitté Rouen, s’installe à Paris avec son frère Thomas. Pourquoi Corneille aménage-t-il à Paris alors que ses tragédies échouent toujours plus et que le procès de Fouquet le place en mauvaise posture car il a profité de l’argent que Fouquet a/aurait détourné ? Sa biographie officielle est muette sur cette question.
 - A partir de 1662 les grandes pièces moliéresques se succèdent : L’Ecole des Femmes (1662), Tartuffe (1664), Dom Juan (1665), Le Misanthrope (1666)…  

• 1663. Molière est pensionné en tant que « bel-esprit ». Mécontentement de tous les poètes et dramaturges pensionnés. « Bel-esprit » est une étiquette mondaine, et il y a un abîme entre un « bel-esprit » et un écrivain. C’est pour cela que dans Les Précieuses ridicules (sc.1) La Grange dit de Mascarille/Molière qu’il « passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel-esprit ; car il n’y a rien de meilleur marché que le bel-esprit maintenant. » Puisque Louis XIV a choisi Molière pour l’amuser, celui-ci a donc tout naturellement le « bel-esprit » nécessaire à cette fonction. D’ailleurs, au XVIIe siècle, un « bel-esprit » est, avant toute autre considération, quelqu’un qui connaît les usages de la Cour et s’y plie parfaitement, ce qui est le cas de Molière « courtisan assidu » (dixit La Grange, 1682).   
- Molière est accusé devant le Roi d’avoir épousé sa propre fille Armande et d’avoir commis l’inceste avec elle. Comme le remarque le moliériste Georges Couton : « Dieu sait si une dénonciation directe au roi est chose sérieuse. » (Molière, Œuvres complètes, T. 1, p. 1397). Aujourd’hui un tiers environ des moliéristes pense que l’accusation est fondée, ce qui ne les empêchent pas de penser par ailleurs que Molière est un « parfaitement honnête homme ».

• 1664/1670. Grimarest, son premier biographe, atteste que Molière « était de toutes les fêtes qui se faisaient partout où était Sa Majesté. » Et de souligner « l’attachement inviolable qu’il avait pour les plaisirs du Roi. » (Vie de Monsieur de Moliere, 1705).
- Durant toute sa carrière parisienne Molière jouera Pierre Corneille plus qu’aucun autre auteur, et lui paiera très cher (2.000 livres chacune) les tragédies Attila (1667) et Tite et Bérénice (1670) qui échouèrent. Il lui a nécessairement donné plus encore pour Psyché (1671) qui triompha.  
- Le peintre Antonio Verrio (1639-1707) rencontrait souvent Molière aux soupers de la troupe de Scaramouche. Dans son grand tableau (si l’attribution est exacte) Les Farceurs français et italiens depuis soixante ans et plus, il place Molière avec les farceurs de son temps : Jodelet, Poisson, Turlupin, Arlequin, Guillot-Gorju, Gros-Guillaume, Pantalon, Scaramouche… Pour l’historien Edouard Fournier, « on voit par la manière dont on le fait figurer avec eux qu’on le tient bel et bien pour leur pareil. De son temps, en effet, il ne passait point pour autre chose. » (Chansons de Gaultier Garguille, avec introduction et notes, 1858, p. VI). 
- Le Boulanger de Chalussay, apparenté à Molière, publie un ouvrage intitulé Elomire hypocondre, où il définit Moliere/Elomire comme étant le «  premier fou du Roy ». 

• 1671. Corneille écrit les trois-quarts de Psyché pour Molière. Si une grave querelle entre Lully et Molière (tous deux bouffons du Roi, et rivaux) n’avait pas entraîné une indiscrétion, jamais les Modernes auraient même supposé que Corneille a pu écrire les trois-quarts de Psyché. Et l’on avancerait que le style de Psyché (qui est sensiblement celui des comédies moliéresques Le Sicilien en 1667 et Amphitryon en 1668) n’est absolument pas celui de Corneille.

• 1672. Le Boulanger de Chalussay, apparenté à Molière, annonce un second ouvrage dans lequel il va dire toute la vérité sur Molière. Ce dernier va voir le Roi qui fait aussitôt interdire l’ouvrage.  
- Corneille écrit la tragédie Pulchérie pour Armande, envers laquelle, nous apprend son ami le gazetier Robinet, il éprouve une « estime extrême » (c’est-à-dire qu’il est quelque peu épris d’elle). Molière trop épuisé ne créera pas cette tragédie.
 
• 1673. Molière meurt en février ; Corneille cesse définitivement d’écrire. 
- La Troupe de Molière refuse désormais de jouer le théâtre tragique de Pierre Corneille, ce qui tend à prouver les liens étroits qui unissaient Corneille au seul Molière. 

 • 1682. Sous l’influence de Colbert et de la future Mme de Maintenon, la politique devient dévote et coercitive. C’est l’époque où règne l’ordre des Jésuites. Dans les années qui suivent la mort de Molière, Boileau abandonne les Satires pour ne se consacrer qu’aux Epîtres morales ; en 1678 Racine se détourne du théâtre et devient « très-chrétien » ; La Fontaine, à son tour dévot, exprimera en 1692 son regret sincère d’avoir écrit des œuvres « scandaleuses ». La censure est partout.  
- Alors que le régime dévot devient tyrannique, il n’est pas indifférent que les premiers "biographes" de Molière soient La Grange (comédien de la troupe de Molière devenu « très-chrétien », qui sera enterré un dimanche avec pompe et foule), et Jean Vivot, officier de la Maison du Roi, l’un des trente-six gentilshommes servants du Roi.  Pour le moliériste Claude Bourqui, la préface de l’édition des Œuvres de  Monsieur de Moliere par La Grange est « le meilleur exemple […] d’"hagiographisation" » (Molière à l’école italienne, 2003, p. 191). Cette préface est pourtant une des deux "bibles" du moliérisme universitaire (la seconde étant la Vie de Monsieur de Moliere  écrite en 1705  par Grimarest, sous l’autorité du Censeur royal Fontenelle, neveu de Pierre Corneille).

• 1684. Pierre Corneille détruit un registre de soixante-dix feuillets de sa main et signé de lui, qui « contenait, parmi l’aridité des chiffres, la date des grands événements familiaux et […] devait indiquer le profit des œuvres dramatiques » (Georges Couton, La Vieillesse de Corneille, 1940, p. 3).

• 1687. La Grange récrit en pratiquant de très nombreuses coupes le Registre de la troupe de Molière qu’il a soigneusement tenu durant toute la carrière parisienne de Molière. Pour le moliériste John Cairncross, La Grange l’a récrit « dans un but spécifique » (« Propos sur Tartuffe ; Elomire Hypocondre », 1994). L’ouvrage original (intégral) a disparu. 

• 1693. La France devient dévote, telle que la voulait la Confrérie du Saint-Sacrement. Le signor Visconti, de passage à Paris, constate  que «  peu à peu, par la politique du Roi, la Cour devient un couvent de religieux et de religieuses. » (Mémoires sur la Cour de Louis XIV, p. 219).

• 1791/1795. L’après Révolution française, qui se cherche un précurseur dans les Lettres, choisit Molière comme "écrivain du peuple". En 1791, on introduit le chant révolutionnaire « Ça ira » dans Le Médecin malgré lui transformé en opéra-comique. Le 6 juillet 1792 deux commissaires de la section dite de Moliere et de La Fontaine exhument officiellement la dépouille de Molière. Le Gouvernement fait décorer la maison où naquit « l’homme incomparable ». Cailhava, Lenoir, Delaporte, Molé récrivent Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope et Les Femmes savantes afin de les adapter à la politique du moment. « A partir de la Révolution, Molière et ses grands personnages (Alceste, Tartuffe) deviennent ainsi des figures de choix dans toute polémique qui se développe autour d’un régime dont on entend dénoncer l’arbitraire ou l’immoralité. » (Maurice Descotes, Molière et sa fortune littéraire, 1970, p. 73). 

• 1802/1817 Jean-François Cailhava, qui porte une épingle avec une prétendue dent de Molière, publie ses Etudes sur Molière (1802), lesquelles sont, pour ainsi dire, l’acte de naissance du "moliérisme".
- « Savez-vous quand a commencé l’admiration absolue et de parti pris pour Molière ? Dans les premières années du XIXe siècle, à l’époque de la Restauration, quand s’était engagée la querelle entre le parti libéral et le parti congréganiste, c’est alors qu’on a sacrifié à Molière comme à une divinité, il avait fait Tartuffe, il devenait sacré ! […] Sous la Restauration, le panégyrique de Molière passe toute mesure. […] Le valet de chambre tapissier de Louis XIV converti en citoyen ! » (Jean-Jacques Weiss, Molière, 1900, p. 7).
- Enfermés dans un mausolée, les restes de Molière sont transportés en grandes pompes au cimetière du Père-Lachaise.

• 1863.  L’Universitaire Eudore Soulié est chargé, par arrêté ministériel du 21 août 1863, de la "mission" de rechercher dans les archives publiques et privées des départements les faits relatifs à la vie de Molière.  Soulié remet son rapport au Ministre de l’Instruction publique l’année suivante. C’est le début de l’infatigable contribution universitaire au "moliérisme".

• 1879.  Parution de la revue Le Moliériste dont la profession de foi, signée par son directeur Georges Monval, annonce : « … on nous pardonnera de dire que nous sommes, en France, et de par le monde, tout au plus trois cents dévots de Molière, dont l’admiration va jusqu’au culte… » (in Le Moliériste, 1879, n° 1, p. 3).
- L’historien Victor Fournel portera ce jugement sur les moliéristes : « Ce ne sont pas des érudits, ce sont des croyants. Ce ne sont pas des experts qui étudient un problème ; ce sont des pèlerins qui vénèrent une relique. » (in Le Moliériste, 1888, n° 117, p. 265).

• 1888.  Création de la nouvelle Sorbonne. « Erigé en classique moderne par l’Ecole républicaine, Molière devient un auteur universel, jouissant d’une évidente "rentabilité" académique » écrit l’historien Ralph Albanese Jr (Molière à l’Ecole républicaine, de la critique universitaire aux manuels scolaires, 1992, p. 163).

• 1919. Le 16 octobre, l’écrivain, poète et érudit Pierre Louÿs (1870-1925), "conseiller technique" d’André Gide, de Paul Valéry et du compositeur Claude Debussy, publie dans Le Temps un article intitulé « L’auteur d’Amphitryon », dans lequel il affirme que Corneille est l’auteur des principaux chefs-d’œuvre de Molière. De nombreux faits troublants indiqueraient une collaboration régulière entre les deux hommes. Dans un entretien, Louÿs explique : « La biographie de Molière est la seule vie de grand homme entièrement inexplicable. […] On a écrit l’histoire de Molière comme on eût écrit celle de Saint Denis ! On a obéi à une foi aveugle que se transmettent les générations.» (« Entretiens avec Pierre Louÿs », Comœdia, 19 octobre 1919). C’est le début de l’affaire Corneille-Molière.
- Alors que l’Université ridiculise Pierre Louÿs, le moliériste Alfred Poizat écrit : « Pour ce qui est d’Amphitryon, je viens de relire attentivement ce chef-d’œuvre, en en comparant le texte avec celui de Plaute et celui de Rotrou, et je crois bien que Pierre Louÿs a un peu raison : une partie doit être de Corneille. Ce sont les mêmes rythmes caressants avec les mêmes tours délicieux, qu’on retrouve dans Psyché. » (« Corneille est-il l’auteur d’Amphitryon ? » in La Revue Bleue, 15-22 novembre 1919).

 
3- LES PERSONNALITÉS DE CORNEILLE ET DE MOLIÈRE

                                                        Pierre Corneille 

• Parce qu’il était sans fortune, qu’il gagnait sa vie par ses écrits, plusieurs ses contemporains (souvent des nobles richissimes) ont dit de Corneille qu’il était un « mercenaire de la plume », et était « avide d’argent ». 
 
• Corneille était fâché avec les doctes depuis Le Cid (1637), avec les Précieuses et les dévots depuis Polyeucte (1642) et Théodore (1645), et définitivement avec presque tout le monde depuis Pertharite (1652).

• L’éclatant succès de ses tragédies ayant fait de Corneille « la gloire de la France », il ne lui était plus permis, dès 1650, d’écrire des comédies, encore moins des satires ou des farces. Or nous pensons que Corneille, en raison même de sa formation de basochien de la Table de marbre, était un satiriste dans l’âme et qu’en dépit de tout, il le resta.

• Corneille a toujours voulu mêler tragédie et comédie. Il est d’ailleurs l’inventeur de la tragi-comédie. Or, toutes les grandes pièces moliéresques sont des tragi-comédies.  

•  Fontenelle, neveu de Pierre Corneille et Censeur royal, témoigne dans sa très dévote Vie de Corneille (1702), à propos de Psyché (1671), pièce que Corneille écrivit pour Molière : « étant à l’ombre du nom d’autrui, il s’est abandonné à un excès de tendresse dont il n’aurait pas voulu déshonorer son nom ». 
Précieuse confidence qui, selon nous, explique la longévité du pacte qui a uni le premier poète de France au premier Farceur. Car ce n’est pas seulement sa « tendresse » que Corneille épancha sous le nom de Molière, c’est plus encore, selon nous, son cynisme et son désenchantement. Ainsi compris, le théâtre moliéresque lui procura, outre beaucoup d’argent, le plaisir de dire aux imbéciles ce qu’il pensait d’eux, sans cesser pour autant de les saluer en d’autres occasions, car Corneille fut autant un libertin très discret qu’un bourgeois conventionnel.

•  Dans sa Vie de Corneille (1702), Fontenelle écrit aussi : « Il avait l’âme fière et indépendante ; nulle souplesse, nul manège : ce qui l’a rendu très propre à peindre la vertu romaine, et très peu propre à faire sa fortune. Il n’aimait point la Cour ; il y apportait un visage presque inconnu, un grand nom qui ne s’attirait que des louanges, et un mérite qui n’était point de ce pays-là. Rien n’était égal à son incapacité pour ses affaires que son aversion ; les plus légères lui causaient de l’effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n’en était guère plus riche. Ce n’est pas qu’il eût été fâché de l’être ; mais il eût fallu le devenir par une habilité qu’il n’avait pas, et par des soins qu’il ne pouvait prendre. »
Voilà pourquoi, selon nous, Pierre Corneille s’est associé avec Molière. Non seulement ses deux fils aînés – officiers du Roi – le ruinent, mais il a à payer la pension du couvent où est entrée sa deuxième fille, Marguerite, et il va devoir entretenir son dernier fils, Thomas, abbé, tant que ce dernier n’aura pas reçu un bénéfice ecclésiastique… qu’il n’obtiendra, comme fait exprès, qu’après la mort de Molière. Cette dépendance envers l’Eglise expliquerait aussi pourquoi Corneille, en tant que collaborateur de Molière, se fit si discret, car l’Eglise n’aimait guère l’amuseur du Roi.

Les quatorze caractéristiques qui font de Pierre Corneille le collaborateur idéal
 
1) il a commencé sa carrière comme "fournisseur" de la troupe de Mondory, 
2) il a été pendant quinze ans le « poète comique » le plus applaudi,
3) il a été le collaborateur littéraire du cardinal de Richelieu et celui de son riche intendant Desmarets de Saint-Sorlin,
4) A partir de 1652 il n’a pas de revenus professionnels suffisants,
5) il est tenu, à cause de ses sept enfants, de gagner toujours plus d’argent,
6) issu de la Basoche de la Table de marbre il est rodé à toutes les soties-  satires,
7) il a pour modèles littéraires Alexandre Hardy et Tristan L’Hermite, et pour ami Jean Rotrou, lesquels furent poètes aux gages d’une troupe,
8) il est d’un tempérament secret et mystificateur,
9) il s’est vanté par deux fois de pouvoir prendre tous les styles,
10) il est d’une rapidité d’exécution étonnante (Polyeucte : mille huit cents vers écrits en vingt jours ; Œdipe : en deux mois ; Psyché : en quinze jours),
11) il a des comptes à régler depuis 1637 avec les doctes, depuis 1642 avec les dévots et les Précieuses,
12) il a toujours cherché à mêler comédie et tragédie (tous les chefs-d’œuvre signés Molière sont à la frontière des deux genres),
13) à la différence de la plupart de ses confrères, il a reconnu que son but était de « plaire au peuple » (cf. l’Epître de La Suite du Menteur),
14) lui seul fut présent à chaque grande étape de la carrière de Molière : notamment à Rouen en 1643, au départ de sa carrière parisienne en 1658, lors de son plus grand succès auprès du Roi : Psyché (1671) ; et quand Molière mourra, Corneille se rapprochera de son disciple, le comédien Baron.
Aucun écrivain dans l’entourage de Molière, même Chapelle, même Boileau, n’a possédé ne serait-ce que deux ou trois de ces quatorze caractéristiques. 

Les trois étapes de la carrière de Pierre Corneille

A l’instar de ses chers Romains, Corneille a connu, selon nous,  une « Grandeur et une Décadence » en trois étapes : 
- 1625-1637 : son inspiration s’exprime sans retenue dans des comédies et des tragi-comédies. Première blessure à l’occasion du Cid. Trois années de rage silencieuse.
- 1640-1652 : à cause de l’autoritarisme académique, il bride son génie. Son style se guinde, butant contre les règles qu’on lui impose. Seconde grande blessure à l’occasion de Pertharite (1652). Sept années de retraite rancunière.
- 1659-1673 : il opère une dichotomie artistique. D’un côté des tragédies fièrement présentées sous son nom qui échouent toujours plus ; de l’autre, des comédies non revendiquées, qui triomphent. 
Selon nous, grâce au prête-nom « Moliere », Corneille a avec plaisir retrouvé sa veine satirique. Son esprit basochien fait des merveilles dans les mises en scène gauloises de son associé. Pour le Bouffon du Roi, Corneille n’a pas à faire "du Corneille" mais, au contraire, à écrire au fil de la plume, négligeant les règles d’Aristote (cf. l’Avertissement des Fâcheux). Avec Molière, il prend son bien partout où bon lui semble, n’ayant plus rien à redouter des doctes qui sont depuis Le Cid (1637) ses juges implacables. Il est tel que le décrit Gustave Merlet à propos du Menteur (1643) : «  C’est Corneille émancipé de ses contraintes, déridant à plaisir son front sévère, oubliant la majesté tragique, et tout heureux de se mettre pour ainsi dire en vacances. » (Etudes littéraires sur le théâtre de Racine, de Corneille et de Molière, 1882, p. 120). 
 
                                                                Molière

• Aucun contemporain, pas même ses amis écrivains, n’a disserté ni même écrit la moindre ligne sur Molière "écrivain". Le moliériste Paul Lacroix constate qu’« on ne trouve, dans les écrits contemporains, aucun éloge caractérisé du créateur de la comédie moderne » (Iconographie moliéresque, 1876, p. 331). De même, pour René Bray, « Boileau n’a pas senti que Molière venait de créer la comédie moderne. » (Boileau l’homme et l’œuvre, 1962, p. 79). Selon nous, Boileau ne savait que trop ce qu’étaient, de son temps, la genèse d’une comédie, les besoins du Service du Roi et les méthodes de Molière.

 Molière exerça simultanément six métiers à plein temps 
  
1 - Bouffon du Roi et l’un des organisateurs des Divertissements de la Cour (théâtre, ballets et fêtes, carnavals, charivaris, mascarades, parades, soirées…).
2 - Valet de Chambre et courtisan « très assidu »  (La Grange dixit).
3 - Tapissier du Roi, autrement dit décorateur-assemblier pour les cérémonies et les déplacements royaux (trois mois par an).
4 - Directeur du Palais-Royal, le théâtre le plus rentable de Paris.
5 - Chef de troupe et metteur en scène prolifique (130 pièces interprétées).
6 - Vedette qui joue les plus longs rôles (au total : 2500 représentations). 

Peut-on raisonnablement ajouter les milliers de pages manuscrites, les milliers d’heures de correction, les milliers d’heures de lecture nécessaires à l’élaboration d’un théâtre qui, dans ses meilleures pièces, ramène toujours, par son style même, à celui de Pierre Corneille ?


4- LOUIS XIV ET MOLIÈRE

• A en croire les moliéristes, Louis XIV n’a jamais compris qui était Molière (comprenez : un écrivain génial), c’est pourquoi il n’a jamais parlé de ses œuvres à des tiers, ni discuté philosophie avec lui comme il l’a fait, par exemple, avec Boileau ou Racine. Au contraire, nous pensons que Louis XIV qui, enfant, a grandi auprès du bouffon Scaramouche, a toujours su, devenu adulte, qui était celui qu’il a choisi pour le divertir. 

• A une époque où tout prince avait son bouffon particulier, Louis XIV a besoin, pour affirmer en 1661 sa royauté, d’un bouffon du Roi, comme son père en avait eu avant lui. Voici vraisemblablement les raisons qui décidèrent Louis XIV :
- Molière a sa propre troupe (à la différence du bouffon de salon L’Angely qui, après avoir été l’amuseur de Louis XIII, essaya en vain d’être celui d’un jeune roi qui n’aimait que les farces et la gaudriole) ;
- Molière bénéficie du soutien de Pierre Corneille (la protectrice de Corneille est la Reine mère) ;
- son père est Jean Poquelin, Tapissier du Roi ;
- plusieurs de ses oncles Poquelin sont des bailleurs de fonds en affaires avec Colbert.

• Premier Placet (1664) adressé au Roi par Molière : « Sire, Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle (…) ». 
Pour le moliériste Georges Couton : « Le mot emploi a toujours une coloration officielle et ne peut pas désigner, je crois, la simple vocation de comédien. C’est que Molière est déjà un personnage officiel » (La Pléiade, Molière, T. I, p. 1331).

• Sous bien des aspects le XVIIe siècle est entaché de pratiques moyenâgeuses. Il existe encore un Bourreau officiel et l’ « emploi » de Bouffon du Roi, bien qu’affadi, demeure une fonction honorifique dont Molière put à bon droit être fier, comme il le déclare lui-même par trois fois dans L’Impromptu de Versailles (1663). Les mentalités sur ce point changeront du tout au tout après 1680, lorsque la politique dévote règnera sur la Cour et la bourgeoisie.

•  La preuve que Molière tint l’ « emploi » de Bouffon du Roi nous est fournie par les dédicataires des œuvres qu’il publie entre 1661 et 1668 :
 -  L’Ecole des Maris (1661), à Monsieur, frère du Roi ;
 -  Les Fâcheux (1661), au Roi ;
 - L’Ecole des Femmes (1662), à Madame, duchesse d’Orléans (Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur ; elle est la belle-sœur et la maîtresse du Roi) ;
 - La Critique de l’Ecole des Femmes (1663), à la Reine mère Anne d’Autriche ;
 - Amphitryon (1668), au prince de Condé, cinquième grand nom du royaume. 
Qui, sinon le Bouffon du Roi, pourrait se vanter de la faveur des cinq personnages les plus importants du royaume, d’autant que chaque dédicace a été acceptée et généreusement récompensée ? Pour le moliériste Eugène Despois, « leurs noms suffiraient pour bien établir la situation nouvelle de Molière à la Cour. » (Œuvres de Molière, 1893, T. III, p. 308).

• C’est parce que Louis XIV savait parfaitement qui était Molière que celui-ci fut toujours cantonné avec la troupe des farceurs Italiens du célèbre Scaramouche, à la réputation sulfureuse. Comme l’explique le moliériste Gustave Larroumet : « qu’était-ce que Molière aux yeux de Louis XIV ? Un nouveau Scaramouche, élève et rival de l’autre, moins grossier, plus recommandable de mœurs, mais, comme l’autre, se donnant corps et âme à son métier. […] Il ne serait pas impossible que le Roi, dans l’occasion, eût témoigné à tous deux cette sorte de familiarité dont les très hauts personnages sont quelquefois prodigues envers les petites gens qui servent leurs plaisirs, d’autant plus dédaigneuse, au fond, qu’elle est plus accueillante. » (La Comédie de Molière, 1903, p. 271). 
Cette familiarité, Louis XIV ne l’a eue qu’avec ses bouffons attitrés : le mime Scaramouche, le comédien Molière, le musicien Lully. 

L’Académie française n’a jamais voulu de Molière

Si Molière avait été un écrivain véritable exerçant en plus le métier de comédien, il aurait aisément obtenu de Sa Majesté que l’Académie française fasse une exception pour lui (comme pour Pellisson qui fut accueilli en 1653 sans que sa candidature soit mise au vote), d’autant qu’un récent arrêt de Cour avait déclaré la profession de Comédien compatible avec la « qualité de Gentilhomme ». 
Si le Roi avait considéré Molière comme un écrivain, et tous les témoignages montrent qu’il n’en est rien, il l’aurait imposé comme il imposera Furetière puis Boileau dont ne voulait aucun académicien. Mais ni Molière ni Louis XIV lui-même ne pouvaient aller contre le tabou qui empêchait de penser au Bouffon du Roi pour l’Académie française. Comme le constate le moliériste Paul Lacroix, « personne n’aurait eu l’idée de voir Molière entrer à l’Académie française » (Iconographie moliéresque, 1876, p. 331). Ajoutons que Molière qui s’occupait si bien, grâce à son Maître, de ses intérêts et de sa carrière, n’a jamais songé à y entrer.

Les neuf grandes caractéristiques du Bouffon du Roi
 
1- Le  Bouffon du Roi a un physique disgracieux 
« Molière n’était pas beau […] il faut même parler de laideur  […] Les gravures de Brissart en 1682 prouvent qu’il était bas sur jambes, et que le cou très court, la tête trop forte et enfoncée dans les épaules lui donnaient une silhouette sans prestige. Les plaisanteries de Le Boulanger de Chalussay n’ont de sens que si Molière pouvait presque passer pour un bossu. » (Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1997, T. II, p. 630).

2- Le Bouffon du Roi a ses cibles favorites : gens d’Eglise, pédants, charlatans, mondains… 
Ce sont exactement celles de Molière.

3- Le Bouffon du Roi appartient, depuis le règne de Philippe V, à la maison du Roi, et reçoit pension 
Molière était Valet de chambre du Roi et, dès 1663, il a été régulièrement pensionné comme « bel-esprit », autrement dit comme "plaisant". Or, les bouffons du Roi ont toujours eu, du moins depuis Charles-le-Sage, un titre officiel (souvent Valet de la Chambre du Roi) et une pension toujours renouvelée – signes constitutifs de leur « emploi ».

4- Le Bouffon du Roi gagne beaucoup d’argent
En quelques années auprès de Louis XIV, Molière aura gagné plus que Corneille durant sa longue carrière.

5- Le Bouffon du Roi s’habille de vert
Pour le moliériste Edouard Fournier : « En adoptant le vert, Molière avait fait choix de la couleur des bouffons. » (Le Roman de Molière, 1863, p. 127, note 1). Même conviction chez son biographe Jean Meyer : « Le vert, couleur des bouffons, est sa couleur et domine dans son appartement. » (Molière, 1963, p. 163). 
Sous Louis XIV la mode était aux blasons personnels. Les gens de qualité s’en faisaient faire un. Celui de Molière (et rien n’est plus intime que les armes d’un homme) n’est pas le blason d’un écrivain, mais celui d’un comédien, et même d’un bouffon puisqu’il a pour champ la couleur héraldique prohibée : le vert, couleur emblématique du bouffon.

6- Le Bouffon du Roi a une sexualité débridée, et ses compagnons lui ressemblent
- Grimarest, premier biographe de Molière, écrit : «  Il n’aimait point le jeu ; mais il avait assez de penchant pour le sexe ». On prête à Molière des aventures galantes avec plusieurs comédiennes. Sous le même toit, Molière vécut avec sa jeune femme Armande et sa maîtresse confidente Catherine de Brie (mariée elle aussi).
- Devant sa Majesté, Molière fut accusé d’inceste avec sa jeune épouse Armande, fille de Madeleine Béjart. Louis XIV n’exigea aucune explication de Molière et l’affaire en resta là. Mais la rumeur ne cessa jamais.
- Le moliériste Georges Couton écrit : « Il est exact que Molière, Chapelle, Fauvelet du Toc étaient liés, compagnons de plaisir. On les voit dans une "débauche" avec Des Barreaux, l’abbé du Broussin, "le petit monsieur de la Mothe" » (« Molière est-il l’auteur de L’Innocence persécutée ? » Revue d’Histoire du Théâtre, janv-mars 1974, n° 1, p. 74).
- Le compagnon de Molière, Claude Chapelle, est un libertin célèbre pour son ivresse permanente et son penchant pour les hommes. « En 1663, Chapelle fera partie avec Molière d’un groupe de neuf amis où ne figurent que des libertins notoires, presque tous homosexuels. On y trouve notamment Des Barreaux, "la veuve de Théophile", jadis débauché et déniaisé par lui, qui se plaît à faire le plus de scandale possible en étalant son impiété. » (Roger Duchêne, Molière, 1998, p. 186).
- On décrit Lully, ami et collaborateur de Molière, comme un homme aux « mœurs relâchées et  à l’intempérance incorrigible » (Nuitter et Thoinan), « avide, sans conscience, capable de toutes les friponneries » (Gustave Larroumet, La Comédie de Molière, l’auteur et le milieu, 1903, p. 295). Pour  Henri Malo, « Lully fut l’homme des procès et des scandales : on glosa sur son penchant pour les jeunes garçons ; rien, d’ailleurs, n’entama la faveur dont il jouissait auprès du Roi, qui en avait besoin pour ses fêtes. » (Article in Journal des Savants, 1935, p. 118). Pour son biographe Philippe Beaussant, « la débauche chez lui n’est pas sensuelle, elle est arrogante. » (Lully ou le musicien du soleil, 1992, p. 637).
- Des épigrammes circulent qui comparent Baron à Alcibiade et Molière à Socrate.  La rumeur accuse Molière de pédérastie avec Baron (13 ans). « Au XVIIe siècle, pour quelqu’un que son rang dans la société ne protégeait pas, c’était un crime passible du feu. Molière était-il prêt à prendre un tel risque, si incapable de réprimer ses instincts ? Ses ennemis lui prêtent un mariage incestueux. Le voilà sodomite avec un mineur ! » (Roger Duchêne, Molière, 1998, p. 580).   
- La jeune Armande avait la réputation de souvent tromper son mari. Pour ses contemporains, Molière était le « Cocu ». Par ailleurs, en incarnant si souvent Sganarelle le Cocu, Molière semble avoir parfaitement assumé ce rôle, ce qui explique, selon nous, que Sganarelle ou le Cocu imaginaire ait été le spectacle moliéresque préféré de Louis XIV.  
 
7- Les rois sont les parrains du premier-né de leurs bouffons 
Le 28 février 1664, Louis XIV est le parrain du premier fils de Molière, comme il sera celui du premier fils de son autre bouffon : Lully.

8- Il n’entre pas dans les attributions du Bouffon du Roi d’écrire lui-même, mais sont publiées sous son nom quantités d’ouvrages de factures très diverses 
De Visé, qui fut l’ami de Molière, témoigne dans sa pièce La Vengeance des marquis (1663), par le biais de son personnage Ariste parlant à l’élégante Clarice des pièces de Molière, qu’« entre les personnes qui lui prêtent leur esprit, il y en a qui sont obligées d’être aussi scrupuleux que vous ». De Visé témoigna aussi : « Le Parnasse s’assemble, lorsqu’il [Molière] veut faire quelque chose » (Réponse à L’Impromptu de Versailles, 1663).

9- A la mort du Bouffon du Roi c’est une explosion d’épitaphes et de libelles injurieux ou courtisans
Il y en aura tellement pour Molière qu’on les publiera en recueils. Exemples :

Ci-gît Moliere le Folâtre
Dont tout Paris fut idolâtre […]

Ci-gît ce rare Pantomime
Qui, sous divers habits, jouant tous les humains
S’acquit des uns, la haine, et des autres l’estime,
Et du jaune métal, gagnait à pleines mains.

 
Le théâtre moliéresque fut un instrument de la volonté du Roi  

Toujours au service de Louis XIV,  Molière s’en prit :
- aux marquis parce que le Roi le lui permet (Les Fâcheux, L’Impromptu de Versailles) ;
- aux Précieuses qui ont la volonté de s’émanciper (Les Précieuses ridicules, La Comtesse d’Escarbagnas, Les Femmes savantes) ;
- aux intellectuels et aux érudits non inféodés, regroupés sous le titre commode de « pédants » (La Critique de l’Ecole des Femmes, Les Femmes savantes) ;
- aux dévots (L’Ecole des Maris dans son premier acte, Tartuffe ; Dom Juan) ;
- aux maris égoïstes qui ne veulent pas prêter leurs femmes à leur suzerain (La Princesse d’Elide, Amphitryon) ;
- à celles qui ont la mauvaise pensée de douter de l’amour du Roi (Les Amants magnifiques) ;
- aux médecins du Roi qui font de ce dernier, royauté oblige, le terrain d’expérience des théories médicales les plus en vue (L’Amour médecin) ;
- à tous ceux qui veulent accéder à la noblesse par vanité ou pour échapper à l’impôt (George Dandin, Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme) ;
- à ceux qui empêchent les capitaux de circuler en thésaurisant à l’excès (L’Avare) ;
- aux Turcs parce qu’il était alors de bon ton en France de se croire le centre de l’univers (Le Bourgeois gentilhomme).
Etc.

• Le Boulanger de Chalussay, apparenté à Molière, premier à écrire un  pamphlet critique de Molière, qu’il définit comme étant « le premier fou du Roy », témoigne que Molière est celui qu’on montre du doigt lorsqu’on l’aperçoit dans la rue :

Aucun n’est sans plaisir de vous voir bafoué.
L’un qui vous voit passer près de lui dans la rue,
Vous montre au doigt à l’autre, et cet autre vous hue.
(Elomire hypocondre, 1670)

•  Charles Jaulnay, doyen et chantre de Senlis, fait ce portrait de Molière :

                                  […] Les Gratelards*, les Trivelins*,                 [*bouffons]
Et les farceurs les plus grotesques,
N’eurent de formes si burlesques.
          Il semblait pourtant, à le voir,
Qu’il était homme de pouvoir,
Car, malgré sa mine bouffonne,
On voyait près de sa personne
Un grand nombre de courtisans,
Fort bien faits, et très complaisants,
Vêtus d’un beau drap d’Angleterre,
Qui pliaient le genou en terre
                                    Devant ce marmouset* hideux,                    [*gnome]
Qui se moquait encore d’eux
Avec leurs sottes complaisances
      Et leurs profondes révérences. […]
                                                                                                L’Enfer burlesque, 1677, p. 22.

L’attitude de l’Eglise envers Molière

L’Eglise refusa d’enterrer la dépouille de Molière en terre sanctifiée. Sous Louis XIV l’Eglise n’a jamais interdit aux comédiens, ni même aux farceurs, un enterrement chrétien. Montfleury, Poisson, Scaramouche, La Grange (bras droit de Molière), Madeleine Béjart ont eu droit à une cérémonie chrétienne. Pour l’éminent Antoine Adam : « Molière était seul visé. Les haines qu’il avait excitées éclatèrent le soir de sa mort. Le théâtre, et l’ensemble des comédiens, restaient pour le moment hors de cause. » (Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1997, T. 2, p. 610). Selon nous, la seule raison de cet anathème : Molière ayant été, selon l’expression de Le Boulanger de Chalussay, écrite en 1670, le « premier fou du Roy », il est nécessairement pour l’Eglise l’incarnation du mal. A l’époque où le Bouffon du Roi était désigné par Dieu et témoignait du « mal sacré » l’Eglise l’acceptait en son sein. Comme Molière n’est qu’un farceur qui joue au Bouffon, un imposteur qui se rit des saints sacrements, l’Eglise le refuse.
 
• La lignée des Bouffons du Roi : 
                Triboulet (Louis XII, 1515 ; François 1er, 1547)
 	                Brusquet (François 1er, 1547)
 	                Thonin (Charles IX, 1574)
 	                Angoulvent (Henri IV, 1610)
 	                L’Angély (Louis XIII, 1643)…

Si l’on veut bien suivre notre thèse, il faut ajouter : 
                Molière (Louis XIV).   


5- LES POINTS DE RENCONTRE CORNEILLE-MOLIÈRE

Dans les biographies officielles de Molière ou de Pierre Corneille, toute interférence entre leurs carrières est occultée. Les faits prouvent, au contraire, une connexion régulière et stratégique :

• 1643. Le nom d’Illustre Théâtre que la troupe de Madeleine Béjart prend en 1643 pourrait venir du titre d’une édition du théâtre de Pierre Corneille que des éditeurs de Hollande publiaient alors : L’Illustre Théâtre (Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, La Mort de Pompée). Pour le moliériste Paul Lacroix, « nous ne doutons pas qu’on ne découvre, un jour, que l’Illustre Théâtre des Béjart avait pris cette qualification ambitieuse, parce qu’on y représentait surtout les tragédies de Pierre Corneille, qui furent réimprimées alors par les Elzevier de Leyde, avec le titre de l’Illustre Théâtre de M. Corneille. » (XVIIe siècle, lettres, sciences et arts, 1882, p. 75). 
- La troupe de Madeleine Béjart séjourne plusieurs semaines à Rouen où habite Corneille. Pour le moliériste Auguste Baluffe, « toutes les probabilités sont pour un commencement de rapports entre le maître tragique et le futur maître comique. Tout, jusqu’à Dassoucy, tout trouve aimable accueil chez le grand Corneille. […] Notez que l’Illustre Théâtre sera la seule compagnie de province autorisée à jouer plus tard Andromède. » (Molière inconnu, 1886, pp. 183 et 184).

• 1644. Après un séjour de plusieurs semaines à Rouen où vit Pierre Corneille, Jean-Baptiste Poquelin utilise pour la première fois le pseudonyme « Moliere » (toujours orthographié sans accent). Son premier biographe Grimarest précise : « Ce fut alors que Moliere prit le nom qu’il a toujours porté depuis. Mais lorsqu’on lui a demandé ce qui l’avait engagé à prendre celui-là plutôt qu’un autre, jamais il n’en a voulu dire la raison, même à ses meilleurs amis » (Vie de Monsieur de Moliere, 1705). Selon nous, le nom « Moliere » vient de l’ancien verbe normand molierer qui signifie légitimer. Un prince pouvait molierer un bâtard ou une femme vivant maritalement. Le "grand Corneille" a très bien pu accepter de molierer/légitimer le comédien débutant Jean-Baptiste Poquelin, âgé de dix-neuf ans. Notons que l’auteur que Poquelin-Moliere jouera le plus et paiera le mieux, durant toute sa carrière, est Pierre Corneille.
- Le 10 février 1644, Guez de Balzac, qui connaissait bien Pierre Corneille, lui écrit : « Vous serez Aristophane [auteur comique] quand il vous plaira, comme vous êtes déjà Sophocle [auteur tragique] ».  

• 1653. Madeleine Béjart, Molière et leurs compagnons mettent en scène en province l’Andromède de Corneille. Ils ont pour ami Charles Dassoucy, collaborateur musical de Corneille.

• 1655. Représentation à Lyon de L’Etourdi, première pièce "faite maison". Charles Dassoucy, collaborateur musical de Corneille, est toujours avec la Troupe. Notons que Corneille séjourne à Bourbon, près de Lyon.

• 1658. En mai, Thomas Corneille explique dans une lettre à leur ami l’abbé de Pure qu’il attend la venue de Madeleine Béjart et de sa troupe (Molière ne semble pas encore en être le directeur officiel ; mais il en est certainement le trésorier).
- Long séjour de la Troupe à Rouen et lecture chez les Corneille du roman de leur ami l’abbé de Pure La Précieuse, source, selon les moliéristes, des Précieuses ridicules. Corneille courtise la comédienne Marquise du Parc et lui écrit des stances.
- Octobre : Alors que la troupe séjourne à Rouen, Molière "monte" à Paris se ménager des appuis. L’on sait qu’en octobre Corneille "monte" lui aussi à Paris pour relancer sa carrière. Pourquoi n’auraient-ils pas fait le voyage ensemble ?
-  Octobre-novembre : Représentations devant le Roi de plusieurs tragédies de Pierre Corneille par la troupe de Madeleine Béjart/Molière. Pour Georges Couton, Molière veut être « l’interprète de Corneille, voire s’imposer à Corneille comme son interprète » (Molière, Œuvres complètes, 1971, I, p. XXVII). Certains liens unissent désormais Pierre Corneille à Molière car les auteurs à succès sont Philippe Quinault ou Thomas Corneille, pas le "démodé" Pierre Corneille. 

• 1661. Le Roi offre le Palais-Royal à Molière, le cantonnant ainsi, et pour toujours, avec les farceurs Italiens de Scaramouche à la réputation sulfureuse.

• 1662. En octobre, installation définitive des frères Corneille à Paris. Dès cette date, les grandes pièces moliéresques se succèdent.

• 1663. Avec la « Querelle de L’Ecole des Femmes » commence une fausse "guerre des théâtres", mais vraie stratégie commerciale, entre le Palais-Royal de Molière et l’Hôtel de Bourgogne dirigé par Floridor, grand ami de Pierre Corneille. Cette prétendue "Querelle" (les moliéristes la croient « véritable ») rapporte beaucoup d’argent à leurs promoteurs. Notons que Molière dans ses imitations satiriques ne s’en est jamais pris à Floridor.

• 1667. Création par Molière de la tragédie Attila de Pierre Corneille, payée 2.000 livres, la plus forte somme jamais donnée à un auteur.

• 1670. Création par Molière de la tragédie Tite et Bérénice de Corneille, payée elle aussi 2.000 livres.

• 1671. Création de Psyché, plus grand succès de Cour de Molière et de Corneille. L’on sait que Corneille a écrit l’essentiel de cette œuvre.
- Molière publie Psyché sous son seul nom, ce qui prouve que toute pièce que Molière achète lui appartient, ainsi que l’exigeaient les pratiques théâtrales de l’époque.

• 1672. Corneille écrit Pulchérie pour Armande, l’épouse de Molière, envers laquelle il éprouve une « estime extrême » (= des sentiments amoureux). Trop épuisé par la maladie Molière ne créera pas cette tragédie.

• 1673. Décès le 17 février de Jean-Baptiste Poquelin, dit « Moliere ». Peu après Pierre Corneille doit déménager pour un appartement plus petit et moins cher, loué à Robert Poquelin, prêtre et docteur en Sorbonne, cousin de Jean-Baptiste Poquelin (cf. Armand Le Corbeiller, Corneille intime, 1936, pp. 297 et 298).  

• 1673/1680. Thomas Corneille, qui a toujours imité en toute chose son frère aîné, devient le fournisseur de la troupe d’Armande, veuve de Molière, et la sauve de la faillite.
- Amitié entre Pierre Corneille et Michel Baron, disciple de Molière. 

• 1682. Toujours plus pauvre, Pierre Corneille quitte son appartement pour loger rue d’Argenteuil, sur la butte Saint-Roch où s’entassent tire-laines et mendiants. Il meurt dans la misère.

• Après 1700. Baron, qui a été formé par Molière, publie en deux volumes "son" théâtre. Ses contemporains ne sont pas dupes de sa qualité d’"auteur" et le lui font savoir.


6- UNE COLLABORATION EXPLIQUÉE PAR LE CLIMAT SOCIAL
   
• En 1660, quatre ans avant Tartuffe, le Bourreau, obéissant à un arrêt du Conseil d’Etat, lacéra et brûla Les Provinciales de Louis de Montalte, pseudonyme derrière lequel se cache le jeune Blaise Pascal. Simon Morin, dit le prophète, est brûlé vif six jours avant la première représentation de L’Ecole des Femmes (1662), et ses deux principaux disciples finissent aux galères. Lauzun sera enfermé cinq ans dans la forteresse de Pignerol pour avoir plu aux dames, ce qui déplut au Roi. La censure est partout et la suspicion vicie les rapports humains. Les théologiens Le Maître de Sacy et Pierre Nicole doivent se protéger derrière les noms de guerre Royaumont et Damvilliers. Les écrits du philosophe Descartes sont interdits par l’Eglise. Le 29 décembre 1661 furent brûlés (on leur coupa d’abord la langue), en place de Grève, Jacques Chausson et son compagnon Jacques Paulmier, libertins et « sodomites », c’est-à-dire homosexuels. En 1662 l’écrivain Marigny est embastillé deux ans pour un sonnet qui compare Le Tellier et Colbert aux despotes Tibère et Néron. Avocat au Parlement de Paris, Jean Rou est enfermé à la Bastille pour avoir écrit un ouvrage historique politiquement incorrect. Claude Le Petit, auteur du Paris ridicule, pamphlet contre ce que nous appelons aujourd’hui l’establishment, est brûlé vif en place de Grève pour avoir dédié aux Précieuses des vers prétendument impies, et écrit une poésie jugée « obscène » sur la Vierge. Le jeune Edme Boursault sera emprisonné quelques mois à cause de sa Gazette burlesque. On sait ce qui arrivé à Nicolas Fouquet pour avoir trop contrarié le Roi.
Dans ces conditions, la carrière jugée scandaleuse, mais jamais entravée, de Molière, le « démon vêtu de chair » (abbé Pierre Roullé, 1665), le « Héros des Farceurs » (Valentin Conrart, vers 1670), n’a pu être autorisée et dès lors possible que si Molière occupait l’« emploi » de Bouffon du Roi.

• La notion d’"auteur" et de "comédie"
Pour nous autres Modernes, les mots "auteur" et "comédie" ont une connotation positive aux antipodes du sens qu’ils avaient au XVIIe siècle. Etait alors "auteur" celui qui assumait la responsabilité de présenter une œuvre au public ; et la "comédie", dans son acception moderne de pièce amusante et/ou satirique, était un genre mineur tellement décrié qu’il était honni par l’Eglise, la bourgeoisie et l’élite de l’époque. Le point de vue des Modernes est donc à l’opposé de celui des sujets de Louis XIV. En conséquence,  lorsque les contemporains de Molière disent de lui qu’il est l’ « auteur » de ses « comédies », ils ont raison, dans CE contexte, puisque Molière a toujours assumé (au double titre de directeur de troupe et de vedette) la création des farces qu’il offrait au Roi puis aux Parisiens. Mais le prétendre "auteur" dans l’acception moderne de ce mot, ainsi que le font les moliéristes dès qu’ils parlent de Molière, est un contresens. 

• L’importance des "nègres" littéraires au XVIIe siècle 
Dans sa correspondance, le riche Chapelain nous apprend qu’en 1639 il a bâti le plan d’une pièce et que c’est le nécessiteux Rotrou qui l’a écrite (lettre du 17 février 1633 à Guez de Balzac). Nous savons aussi que la Cymminde de l’abbé d’Aubignac fut mise en vers par Colletet. La Dame d’intrigue (1663) de Dorimond, comédien à l’Hôtel du Marais, a été composée par Samuel Chappuzeau. Le désargenté Coras sera le collaborateur du riche Le Clerc pour Iphigénie, tragédie que signa le seul Le Clerc et qui fut créée six mois après celle de Racine. La Thuillerie a joué et fait publier sous son nom la tragédie Hercule du Père Charles de la Rue, ainsi que la célèbre comédie Crispin bel esprit et la tragédie Soliman, toutes deux de Gaspard Abeille. Sur un canevas de son oncle Thomas Corneille, le jeune Fontenelle écrira anonymement les vers de la tragédie lyrique Bellérophon (1679). 
De même, au XVIIe siècle presque toutes les comédies signées par des comédiens illustres ont été écrites par des auteurs restés pour la plupart inconnus. 

• Les comédiens prête-noms 
Les vedettes du théâtre servaient de prête-nom à des auteurs qui se protégeaient ainsi contre la triple censure du pouvoir politique, de l’Eglise et de la Sorbonne. 
Quelques exemples de collaborations comédien prête-nom – auteur :

le farceur Garguille – Théophile de Viau 
Valleran le bouffon – Alexandre Hardy
l’illustre Tabarin – Antoine Girard 
le farceur Gilles le Niais  – François Boisrobert 
le comédien Bellerose – Jean Rotrou 
l’enfariné Jodelet  – Paul Scarron 
la vedette Champmeslé – Jean de La Fontaine 
le comédien Villiers, dit Philipin – Jean Donneau de Visé 
Montfleury père – Antoine Jacob dit Montfleury fils 
le farceur Poisson  –  Edme Boursault
la vedette Hauteroche – Thomas Corneille
Etc. 
Nous devons, selon notre thèse, ajouter :

 Molière, Bouffon du Roi – Pierre Corneille.

… car, en toute logique, au bouffon du Roi Louis XIV correspond nécessairement le plus grand des poètes. 

• Le Service du Roi
La collaboration Molière-Corneille n’était pas secrète, mais le Service du Roi, dans lequel cette collaboration s’insérait, avait le secret pour mot d’ordre. Molière, Corneille, Saint-Aignan, Benserade, Quinault, Lully… travaillaient pour le Service du Roi. Ils dépendaient directement du Cabinet de Louis XIV et étaient souvent payés sur la cassette privée du monarque.
Tous ces artistes en « service commandé » n’avaient qu’une mission : satisfaire le Roi. Or ce dernier était la discrétion même et exigeait le secret. Primi Visconti écrit que Louis XIV «  aime le secret, et il veut qu’on le garde » (Mémoires relatifs aux années 1673-1681) et François Hébert, curé de Versailles : « Il est d’un secret à toute épreuve, on peut tout lui confier sans la moindre crainte qu’on sache jamais de qui il a appris ce qu’on lui a dit à l’oreille. » (Mémoires, 1710). François Bluche en conclut que « Louis XIV apprécie fort chez ses collaborateurs et serviteurs la discrétion, ce sens du secret que les mauvaises langues nomment dissimulation. » (Louis XIV, 1986, p. 458). C’est ainsi que l’écrivain Bussy-Rabutin connut la prison de la Bastille parce qu’il n’avait pas su garder les petits secrets de la Cour. L’historiographe Pellisson et De Périgny, lecteur du Roi, qui ont prêté leurs plumes et leur style à Sa Majesté pour écrire ses Mémoires, ne l’ont pas crié sur les toits ; ni Benserade et Saint-Aignan qui ont écrit les vers galants que Louis XIV adressait à toutes celles dont il s’éprenait (et elles furent nombreuses).
Au XVIIe siècle, les auteurs, au sens moderne de ce mot, ne cherchaient pas, comme aujourd’hui, à se singulariser. Au contraire, tous essayaient de se couler dans le moule imposé et, tout en demeurant discrets, travaillaient à illustrer un règne qu’ils savaient grandiose. Pour Raymond Picard, ces artistes « seront employés dans une sorte de Manufacture royale, à chanter la grandeur de Louis XIV, et à orner son règne. » (La Carrière de Jean Racine, 1961, p. 62). Ceux qui appartenaient au Service du Roi, et plus encore ceux qui, comme Saint-Aignan relevaient de la Chambre du Roi, savaient quels hommes participaient à l’entreprise de spectacles Molière et Cie ou aux musiques des ballets produits par l’entreprise Lully et Cie. Mais ce qu’ils savaient, ils le gardèrent pour eux.

• Les pratiques théâtrales du XVIIe siècle
En matière théâtrale la règle était qu’un chef de troupe qui achète une pièce en assume l’entière responsabilité et en devient le propriétaire. L’exemple de Psyché (1671) est probant. Le Roi a donné ordre à Molière de fabriquer un spectacle. Molière demande à Corneille de l’aider. Corneille écrit l’essentiel de la pièce. En tant que commanditaire, Molière publie cette pièce sous son nom, et jamais il n’est venu à l’idée de Pierre Corneille, même longtemps après la mort de Molière, de publier cette œuvre dans son propre Théâtre. Jamais non plus, et ceci nous en dit long sur les mœurs de l’époque, il ne se réappropria les textes écrits dans sa jeunesse pour le compte du cardinal de Richelieu, car Corneille, on l’oublie trop, commença sa carrière comme collaborateur de Richelieu. En conclusion : une pièce vendue à un comédien appartient à celui-ci.
- A-t-on jamais durant tout le XVIIe siècle cherché à savoir qui était l’auteur véritable d’une satire qui provoquait des scandales ? Jamais. A-t-on dévoilé en place publique la collaboration entre tel comédien et tel auteur ? Pas davantage. Pourquoi aurait-on fait une exception pour Molière et Corneille ? Encore moins pour eux car le premier était intouchable à cause du Roi, le second était « la gloire de la France ».  

• La Veuve à la mode (1667) de Donneau de Visé 
Cette comédie fut vendue chez l’éditeur Pépingué sous le nom de Molière, sans que nous ayons connaissance du moindre désaccord entre les deux intéressés. Cela prouve que l’un et l’autre profitèrent au mieux des bénéfices offerts par une pratique théâtrale fort répandue : vendre sous le nom d’une vedette la pièce d’un auteur peu connu. 
 
• L’expression « Molière, illustre auteur »
Sous Louis XIV on donnait l’épithète d’« illustre » ou d’« illustre auteur » à toutes les vedettes de la scène telles Gros-René, Montfleury ou les farceurs du Pont-Neuf comme « l’illustre Tabarin ». L’expression n’est donc pas à prendre au pied de la lettre, c’est-à-dire dans son sens moderne. D’autre part, lorsque les courtisans appellent Molière « l’illustre auteur » ou « le fameux auteur », le compliment ne s’adresse pas à lui, mais au Roi qui a bien voulu parer Molière de toutes les vertus :

[…] Moliere à son bonheur doit tous ses avantages,
           C’est son bonheur qui fait le prix de ses ouvrages ; […] 
                                                                           (La Lettre satirique sur le Tartuffe, 1669)

« Bonheur » est un euphémisme de l’époque pour dire que Molière appartient corps et âme à son Maître. Flatter Molière, c’était flatter le Roi, et il a toujours été de tradition d’encenser le Bouffon du Roi. Jean Marot, valet de chambre et historiographe de Louis XII, fit l’éloge en vers de « l’illustre Triboulet » ; le poète Ronsard, favori de Charles IX, loue « l’illustre Thonin » ; l’écrivain Brantôme s’enthousiasme pour « l’illustre Brusquet »... Boileau continuera la tradition avec « l’illustre Molière », quoique de façon plus ambiguë.
 
• Basoche et Enfants-sans-soucis
- Durant ses études de Droit Pierre Corneille a été formé à l’école de la Basoche de la Table de marbre qui s’était, depuis le XIIIe siècle, spécialisée par le biais du théâtre dans la critique de mœurs. De fait, les premières comédies de Corneille reflètent toutes les préoccupations sociales de son temps, et lorsqu’il sera devenu, à son corps défendant, un auteur exclusivement tragique, chacune de ses tragédies se fera l’écho d’une situation politique précise.
- Molière et sa troupe sont les héritiers directs des Enfants-sans-souci (société des comédiens des Halles de Paris) qui s’étaient spécialisés dans la satire sociale. Les Enfants-sans-souci se moquaient de la religion, de la politique, et attaquaient la vie privée de leurs "victimes", ce que feront Madeleine Béjart, Molière et leurs compagnons (par exemple en 1670, dans Le Bourgeois gentilhomme, ils attaquent l’abbé Pierre Perrin, alors directeur de l’Opéra ; en 1672, dans Les Femmes savantes, ils s’en prennent à l’abbé savant Charles Cotin et brisent sa carrière de Cour). Les Enfants-sans-souci avaient aussi pour habitude de se mettre eux-mêmes en scène sous leur propre nom et de se livrer à la moquerie du public, ce que fera la troupe de Molière dans Les Précieuses ridicules et dans L’Impromptu de Versailles.
- Selon nous, de la même façon que la Basoche et les Enfants-sans-souci s’associèrent au XVIe siècle pour offrir au public les meilleures soties (courtes pièces fustigeant les mœurs du temps ou s’attaquant à des personnes ayant fait parler d’elles), Corneille et Molière, qui se connaissaient depuis 1643, profitant d’un regain d’intérêt du public envers le genre satirique, se sont tout naturellement associés en 1658. Avec Corneille et Molière, la sotie est devenue satire. 


7- D’AUTRES FAISCEAUX D’INDICES CONCORDANTS

• Sous Louis XIV, un écrivain qui n’appartient à aucune coterie littéraire ou mondaine, qui n’est le "domestique" (ainsi disait-on) d’aucun protecteur, ne peut vivre décemment, surtout s’il a une famille nombreuse à entretenir, ce qui était le cas de Pierre Corneille. A partir de 1652, la seule planche de salut pour Corneille, qui n’assume plus depuis 1651 sa fonction d’avocat du Roi pour les Eaux et Forêts et ne dispose d’aucune fortune personnelle ni de revenus suffisants, est d’être à la solde d’une troupe de théâtre, comme le furent ses trois modèles littéraires : Alexandre Hardy, Jean Rotrou et Tristan L’Hermite. 
Notons que Corneille, toujours à court d’argent, a sollicité avant et après la période triomphale de Molière (1658-1673), mais jamais pendant. Or, officiellement, durant cette période, Corneille n’a pas eu de protecteur.
• Une tragédie de Corneille a presque toujours accompagnée chaque comédie nouvelle de Molière.  
• Molière n’a laissé aucun écrit de sa main : pas un manuscrit, pas une lettre, pas une annotation, pas une dédicace, rien. Plus significatif encore : à une époque où l’on était friand de la correspondance d’hommes célèbres personne n’a jamais publié la moindre lettre de Molière, ni même inséré un fragment de lettre dans sa propre correspondance. 

• Jamais un intellectuel n’a étudié le théâtre de Molière de son vivant. Le moliériste Georges Mongrédien s’interroge : « Alors que la littérature du XVIIe est si abondante sur l’œuvre d’un Corneille et d’un Racine, pourquoi est-elle si pauvre sur celle de Molière ? […] J’ai eu la curiosité de lire toutes les préfaces de ces auteurs dramatiques dont beaucoup, comme Molière lui-même, furent comédiens et parfois de sa troupe même : Baron, Boursault, Brécourt, Champmeslé, Thomas Corneille, Donneau de Visé, Hauteroche, Montfleury père et fils, La Tuilerie, Raymond Poisson, Quinault, Rosimond, Brueys et Palaprat, Regnard, Dufresny, Dancourt ; pas un ne cite le nom de Molière, ne fait allusion à son œuvre. » (Recueil des textes et des documents du XVIIe siècle relatifs à Molière, 1965, pp. 14 et 17). 

• Le moliériste Eugène Despois s’étonne : « Nous avons pu constater un fait curieux, c’est que le seul journal du temps, la Gazette, nomme souvent des écrivains contemporains, surtout ceux qui ont quelque recommandation officielle ; elle mentionne leur succès à la Cour, à l’Académie ou ailleurs ; lorsqu’ils meurent, elle leur consacre une notice plus ou moins élogieuse ; quant à Molière, elle ne le nomme jamais de son vivant, elle ne lui accorde pas une ligne à sa mort. »  (Œuvres de Molière, 1927, T. II, p. II). Selon nous, c’est parce que la Gazette a toujours vu en Molière le Bouffon du Roi qu’elle pratiqua un tel ostracisme. D’autant que La Gazette était surtout lue dans les Cours étrangères et qu’il importait de donner de la France une image de grandeur et de piété. Pour la même raison, Le Journal des savants, non plus, n’a jamais mentionné le nom de Molière.

• Aucun écrivain du XVIIe siècle n’a dédié une œuvre à Molière de son vivant.

•  Molière n’a jamais corrigé les nombreuses éditions de ses comédies. Pour le moliériste René Bray : « Molière ne prit jamais la peine de donner une véritable édition de ses œuvres. Il livrait à l’édition une copie de la pièce qu’il venait de présenter sur les planches et il semble bien que dès lors il abandonnait le texte à l’ouvrier. On a des raisons de croire qu’il ne corrigeait pas les épreuves : la diversité de l’orthographe, celle de la ponctuation, celle de la disposition des actes et des scènes, ou de la présentation des personnages induisent à penser qu’il se désintéressait de l’imprimé, peut-être par manque de loisirs, assurément aussi parce qu’il ne pouvait y voir une matière digne de son attention » (Molière homme de théâtre, 1954, p. 38).

• C’est le poêle des comédiens qu’Armande a déposé sur le cercueil de son défunt époux, non celui de la corporation des écrivains.

• L’inventaire après décès montre que Molière n’a jamais possédé de bureau.

• L’inventaire après décès montre que la bibliothèque de Molière renfermait moins de 250 ouvrages, d’une piètre valeur marchande : treize pistoles (une somme cinquante fois inférieure à la valeur de sa vaisselle). Le moliériste Henri Lavoix s’est écrié : « Comment ! c’est là tout ? ». Nous sommes loin, en effet, de la bibliothèque de celui que les moliéristes prétendent si érudit. L’historien Henri Sauval témoigne en 1650 : « Le nombre des livres s’est multiplié à ce point qu’on croit que maintenant il s’en trouvera davantage dans la seule ville de Paris que dans tout le reste du monde. Tous les gens de lettres ont des bibliothèques considérables. » (Antiquités de Paris, Ed. posthume, 1724).

• En 1773 l’historien Antoine Bret a sous les yeux un arbre généalogique de la famille des Poquelin établis à Paris : « Qui le croirait ? Jean-Baptiste Poquelin, dit Moliere, ne s’y trouve point : sa profession de comédien l’en a exclu. » (Supplément à la vie de Moliere in Œuvres de Moliere, 1773, T. I, p. 52). Ce qui l’en a exclu, selon nous, est sa fonction de Bouffon du Roi car nous ne connaissons pas d’exemple d’un tel ostracisme vis-à-vis d’un comédien célèbre. On n’a jamais vu cela pour Floridor, Montfleury, Champmeslé ou même le célèbre farceur Raymond Poisson. Mais comment se vanter d’avoir eu pour parent le Bouffon du Roi à une époque où l’on ne retiendra de la politique absolutiste de Louis XIV que sa volonté d’être « le Roi très-chrétien » ? Comment s’en flatter quand la classe dirigeante, dès 1680 et durant un demi-siècle, gommera systématiquement tout souvenir de cet esprit carnavalesque qui hanta la jeunesse dorée du Roi ? Autant de son vivant l’ « emploi » de Bouffon du Roi avait assuré à Molière une audience extraordinaire, autant elle le desservit de façon posthume.

•  La tradition veut qu’Esprit-Madeleine, seule enfant de Molière, ait grandi dans « l’abjection et le déshonneur ». Elle cacha à tous qu’elle était la fille de Molière. Les moliéristes ne s’expliquent pas son attitude car, selon eux, elle aurait dû être fière d’être la fille d’un tel génie. Selon nous, elle a souffert que son père ait été le Bouffon du Roi, et plus encore que le Roi, en reniant son passé païen et libertin, ait condamné Molière à n’être, aux yeux d’une époque devenue bigote, qu’un mauvais souvenir qu’il faut effacer. Ce qui explique le silence d’Esprit-Madeleine et celui de son époux fort bourgeois.


8- INDICES DANS LES ŒUVRES

• Les Précieuses ridicules (1659)
Dans Les Précieuses ridicules, scène 9, la précieuse Cathos revendique le pseudonyme d’Aminte. Aminte veut être « connue » grâce aux poètes du Recueil des pièces choisies, autrement dit le Recueil Sercy. Or, une poésie intitulée « Stances » est consacrée à une Aminte dans le dernier tome du Recueil Sercy… lequel ne sera publié qu’en août 1660, donc après la création parisienne des Précieuses ridicules. Il est significatif que cette poésie sur Aminte soit signée Pierre Corneille.
Or, dans « Stances », Corneille reproche à la "précieuse" Aminte d’être restée trop chaste envers lui :
 […] Que vous sert-il de me charmer ?
Aminte, je ne puis aimer
Où je ne vois rien à prétendre ; […]  
Je suis de ces amants grossiers
Qui n’aiment pas fort volontiers
Sans aucun prix de leurs services,
Et veux, pour m’en payer, un peu mieux qu’un regard ,
Et l’union d’esprit est pour moi sans délices
Si les charmes des sens n’y prennent quelque part. […]  

Pour son biographe Jean Schlumberger : « Nous l’avons vu et nous le verrons encore, dans ses poésies, se vanter de son inconstance et de son impatience à l’égard de tout joug. Il veut des satisfactions promptes ; les longs soupirs et les langueurs l’ennuient » (Plaisir à Corneille, 1936, p. 42).

• Les Fâcheux (1661)
- Cette comédie-ballet est une commande du surintendant Fouquet, protecteur de Pierre Corneille. Pour le moliériste Gustave Michaut, « c’est l’occasion pour Molière de montrer sa fécondité, sa souplesse, son ingéniosité ; en quinze jours, il conçoit, écrit, fait répéter, représente Les Fâcheux » (130, II, 36). Peut-on raisonnablement croire que Molière, qui doit préparer le spectacle, régler tous les problèmes, apprendre et répéter cinq rôles de fâcheux, organiser la mise en scène, a eu le temps, en deux semaines, de mettre au point cet enchaînement de scènes et de versifier plus de huit cents vers parfaitement ciselés ? On ne peut supposer pareille virtuosité lorsqu’on sait que Molière n’avait aucune facilité pour écrire un vers et rimer, ainsi que nous l’apprend Boileau dans le commentaire qu’il fit, avec Le Verrier, de ses Satires (cf. plus bas : « L’ironie de Boileau dans sa Satire à M. de Moliere »), et qu’il « était l’homme du monde qui travaillait avec le plus de difficulté » ainsi que l’écrit Grimarest, premier biographe de Molière (cf. 8- Témoignages historiques). Or quelle œuvre joue la Troupe pendant qu’elle répète Les Fâcheux ? Héraclius, de Pierre Corneille, le poète le plus rapide de son siècle. 
-  Ne trouvera-t-on pas étrange qu’un comédien favorisé par le Roi juge nécessaire de faire allusion dans son "Avertissement" des Fâcheux (février 1662) aux circonstances qui ont donné naissance à la comédie des Fâcheux, alors que ces circonstances, précisément, mettent en valeur deux personnalités que le Roi vient de disgracier avec fracas : le surintendant Nicolas Fouquet et son secrétaire Paul Pellisson. Ces deux hommes injustement condamnés étaient, le premier, le protecteur de Pierre Corneille, le second, son confrère et ami. Alors qu’un procès retentissant se préparait, Molière aurait donc décidé de mettre en valeur deux malheureux auxquels il ne devait rien et qui ne lui étaient rien. Corneille qui, lui, leur devait beaucoup, n’aura de cesse de défendre l’honneur de ces deux hommes ainsi que l’atteste, notamment, son Ode à Pellisson écrite vers 1675.
- N’est-il pas également déplacé qu’un comédien spécialisé dans la farce, qui est et restera durant toute sa carrière étranger aux querelles littéraires développées par le critique abbé d’Aubignac et ses pareils « avertisse » ses lecteurs que ce « n’est pas mon dessein d’examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles ». Ce souci qui sied mal à un farceur est en revanche celui de Corneille qui depuis la Querelle du Cid (1637) doit se défendre de l’abbé d’Aubignac qui l’accuse de ne pas respecter les règles édictées par Aristote. Pourquoi Molière répondrait-il à des critiques dont sa biographie n’offre aucun écho et promettrait-il « de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et Horace » ?    
- D’autre part, comme le remarquait Pierre Louÿs (initiateur en 1919 de l’affaire Corneille-Molière), il est fait allusion à Corneille dans le vers 54 où le verbe est placé au 7e pied, particularité stylistique qui lui est propre :
 
     Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
                 Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait. (v. 53 et 54)

Pour Pierre Louÿs ces deux vers montrent l’ironie du véritable auteur des Fâcheux.
- Dans Les Fâcheux les personnages ont des noms qui sont dans une proportion étonnante ceux des pièces de Pierre Corneille avec lesquelles il a connu ses premiers succès : Alcandre (L’Illusion comique), Alcipe (Le Menteur), Dorante (Le Menteur), Eraste (L’Illusion comique), Lysandre (La Galerie du Palais), Orphise (La Comédie des Tuileries). Un exemple, sans doute, de ce que le corneilliste André Le Gall appelle « l’humour enfoui » de Pierre Corneille (Corneille, en son temps et en son œuvre, 1997, p. 101).

 • Dom Garcie de Navarre (1661)  
Dans les tragi-comédies Dom Garcie de Navarre (Molière, 1661) et Don Sanche d’Aragon (Corneille, 1650) les personnages ont pour noms : Dom Garcie, Dona Elvire, Dom Alvar et Dom Lope. Pour Georges Couton, «  les deux pièces entretiennent bien des rapports : des rois et des princes liés ou séparés par des intérêts dynastiques et politiques, des usurpateurs, des princes détrônés et des héritiers qu’il faut élever en cachette, des guerres, des exploits chevaleresques, des amours princières. […] Le climat est le même. Le ton est le même. » (Molière, Œuvres complètes, 1971, T. I, p. 338).

• L’Ecole des femmes (1662)
Selon nous, en 1662 Corneille apporta à Molière qui vient juste de se marier un brûlot : L’Ecole des Femmes. Lui qui a épousé une femme de onze ans sa cadette et qui est l’amoureux dédaigné de la jeune comédienne Marquise du Parc connaît bien les problèmes liés à la différence d’âges. Pour le moliériste Georges Couton, Corneille est réellement épris de Marquise du Parc : «  Il semble bien que les rôles de vieillards amoureux, qui vont maintenant jalonner son théâtre, doivent quelque chose à cette crise sentimentale de la cinquantième année. » (La Vieillesse de Corneille, 1949, p. 29). Pour le moliériste Auguste Vitu, « comment admettre que Molière se fût dépeint sous les traits d’Arnolphe dans sa comédie contemporaine de son mariage, 20 février 1662 ? On ne se bafoue pas soi-même, on ne se ridiculise pas sciemment aux yeux de celle qu’on aime et de qui l’on veut être aimé. » (cité dans Henry Poulaille, Corneille sous le masque de Molière, 1957, p. 180). Tout s’explique si Corneille est l’auteur de L’Ecole des Femmes. 
- Selon le témoignage du gazetier Robinet, ami de Corneille, l’auteur de Pulchérie (1672) éprouvait une « estime extrême » envers Armande, la jeune femme de Molière. Or, dans Pulchérie, tragédie qu’il écrivit pour Armande, Corneille fait avouer à son personnage Martian, dans lequel il a mis beaucoup de lui-même, qu’il aime en secret depuis dix ans Pulchérie (vers 413-414). Cette tragédie ayant été créée en 1672, les débuts de l’intérêt que prit le poète pour Armande/Pulchérie dateraient donc de 1662… qui est l’année de création de L’Ecole des femmes. 

• Une précision de l’éditeur Quinet (1662) 
En 1662 le Ministère et le Parlement exercent une répression contre la littérature libre. Quinet, l’éditeur de Corneille, écrit à monsieur Hourlier, Lieutenant-général civil et criminel au baillage de Paris, en charge de la censure sur les librairies : « Il y a longtemps que j’avais résolu de vous présenter quelque chose qui vous marquât mes respects… » mais il n’avait rien « qui fût digne de vous être offert, et qui fût proportionné à vos mérites… ». Il est donc fier, aujourd’hui, de pouvoir lui offrir Le Dépit amoureux. Et de lui confier que cette comédie est « de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle ». Or cette comédie est censée être de Molière qui a provoqué plusieurs scandales et est accusé « d’obscénité ». La périphrase « de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle » ne peut pourtant concerner que celui qui est pour tous, notamment pour l’ordre établi, « la gloire de la France » et « le plus grand poète du monde pour le théâtre», ainsi que l’atteste le laconique commentaire de Costar sur Pierre Corneille dans sa liste de futurs pensionnés de Sa Majesté. Il est donc probable que Quinet veut rasséréner le Lieutenant-général, lequel, parfait représentant de l’ordre et des vertus aristocratiques, ne pouvait guère apprécier le « bouffon du temps » (Montfleury, 1663), celui que le sieur de Rochemont décrit comme étant le « diable incarné » dont le but est de « corrompre les mœurs », de « ruiner la créance en Dieu » et « faire monter l’athéisme sur le théâtre » (Observations sur une comédie de Moliere intitulée Le Festin de Pierre, 1665). 
Puisque Quinet était avant tout l’éditeur de Pierre Corneille, l’on comprend pourquoi il s’est donné la peine, voulant offrir un  présent « qui fût proportionné à vos mérites », de se faire comprendre à demi-mot d’un aristocrate admirateur de Pierre Corneille (ils l’étaient tous).

• Les accusations de Boileau (1663) 
Pour les contemporains de Molière, « Molière = Térence ». Cette équation, le satiriste Boileau l’a aussi faite dans ses Stances à M. de Moliere sur sa comédie de l’Ecole des Femmes que plusieurs frondaient (1663), publiées sans nom d’auteur : 
[…] Celui qui sut vaincre Numance,
Qui mit Carthage sous sa loi,
Jadis, sous le nom de Térence,
Sut-il mieux badiner que toi ? […]

Pourquoi Boileau fait-il allusion à quelqu’un qu’il ne nomme pas ? Pourquoi accoler au nom de Térence celui de l’érudit et homme politique Scipion Emilien (185-129 av. J.C) ? La réponse est simple : pour les lettrés du XVIIe siècle, Térence n’était pas l’auteur des pièces jouées sous son nom. Ils ne croyaient pas à son statut d’auteur parce que les contemporains de Térence eux-mêmes ne s’étaient guère fait d’illusions. Du vivant de Térence, on murmurait le nom du véritable auteur : Scipion Emilien. En précisant, sans le nommer, que Scipion est l’auteur des comédies de Térence, Boileau non seulement signale un fait que ses confrères lettrés connaissent bien, notamment parce que tous ont lu Suétone ou Montaigne, mais il donne à entendre que puisque Molière est semblable à Térence, quelqu’un est nécessairement pareil à Scipion. Or, quelle est la première caractéristique de Scipion ? Il est romain. Sous le règne de Louis XIV, un seul auteur est « romain » : Pierre Corneille. 
Les satiristes travaillaient en fonction de l’actualité. Au moment où le satiriste Boileau écrit ses Stances à M. de Moliere, Corneille vient de faire jouer Sophonisbe (1663). Cette tragédie a-t-elle un rapport avec Scipion ? Il n’est question que de lui… 

• Les accusations de l’abbé d’Aubignac (1663)
Profitant de l’allusion de Boileau dans les Stances à M. de Moliere sur l’Ecole des Femmes, l’abbé d’Aubignac, dans sa Quatrième dissertation (1663), accuse Corneille de s’être « abandonné à une vile dépendance des histrions » (p. 118), mot qui signifie "farceurs", d’être devenu un « poète à titre d’office » (p. 119), formule qui s’applique au Bouffon du Roi, et de conclure : « On vous connaît pour un poète qui sert depuis longtemps au divertissement des bourgeois de la rue Saint-Denis et des filous du Marais, et c’est tout » ; autrement dit : d’être à la solde de Molière dont le public était très précisément celui de la rue Saint-Denis et du Marais. 
D’Aubignac signifie à Corneille quelle place est désormais la sienne : « J’avais cru, comme beaucoup d’autres, que vous étiez le poète de La Critique de l’Ecole des Femmes, et que M. Lysidas était un nom déguisé, comme celui de M. de Corneille, mais tout le monde est trompé, car vous êtes sans doute (= sans aucun doute) le Marquis de Mascarille, qui parle toujours, piaille toujours, ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille » (p. 141). Mascarille était alors le surnom que beaucoup donnaient à Molière.

• L’ironie de Boileau dans sa Satire à M. de Moliere (1664)
Les moliéristes utilisent souvent cette courte citation pour affirmer que Boileau admirait le talent hors pair de Molière : 

   Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ; 
     Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
             Et qui sait à quel coin se marquent les bons vers. […] 

Mais dans un texte que l’on occulte soigneusement Boileau et son secrétaire Le Verrier avouent : « L’auteur donne ici à son ami [Molière] une facilité de tourner un vers et de rimer, que son ami n’avait pas, mais il est question de le louer et de lui faire plaisir. » (Le Verrier, Les Satires de Boileau commentées par lui-même, publiées avec des notes par Frédéric Lachèvre, 1906, p. 26)
Boileau nous a donné une autre preuve qu’il persiflait dans sa Satire à M. de Moliere. Il suffit de citer, ce que l’on ne fait jamais, le passage qui concerne l’écrivain Georges Scudéry (nous soulignons) :

[…] Bienheureux Scudéry, dont la fertile plume
Peut, tous les mois, sans peine, enfanter un volume.
Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissants
Semblent être formés en dépit du bon sens :
Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire. […]

L’on saisit l’ironie mordante et le dépit de Boileau – véritable poète, lui –  contraint de vanter, après l’ « illustre Moliere », une autre « fertile plume », celle de l’illustre Scudéry, connu pour être le prête-nom de sa prolifique sœur Madeleine (et de combien d’autres auteurs en plus d’elle ?) dont il signait les romans à succès.  
Boileau fait donc ici l’éloge de deux imposteurs de la plume, et nous comprenons bien pourquoi il conclut sa satire ainsi :

[…] Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
Ou, puisqu’enfin tes soins y seraient superflus,
Moliere, enseigne-moi l’Art de ne rimer plus.
 
En demandant à Molière de lui enseigner « l’art de ne rimer plus », Boileau reconnaît que ce dernier le possédait à merveille, autrement dit : qu’il n’avait pas celui de rimer. Le dernier vers est la clef de voûte de cette satire : Boileau aimerait que Molière, grâce à son « emploi » de Bouffon du Roi auprès de Louis XIV, l’introduise dans cette sphère où, pour être applaudi et « illustre », l’on n’a pas besoin d’être un poète sincère et authentique, ni de passer sa « vie en ce triste métier ».
Enfin, remarquons que, pour ne pas se mettre à dos trop de monde, Boileau fit paraître anonymement sa Satire à M. de Moliere, ultime preuve que ce texte n’était pas, comme on veut le croire aujourd’hui, un éloge. Ainsi s’effondre le grand argument des moliéristes qui voient dans cette « fertile veine » vantée par Boileau la preuve absolue du génie de Molière. 
L’aveu de Boileau en dit plus long qu’il n’y paraît car à une époque où tout mondain se piquait d’être poète, reconnaître que Molière n’avait pas le vers facile – lui qui était censé écrire très vite si l’on en juge par les délais extrêmement courts auxquels il était soumis en tant que directeur de troupe –, c’est reconnaître que Molière n’était pas un écrivain, ni même un homme de qualité pourvu de dons innés, mais un homme du peuple, à qui, selon les préjugés de l’époque, ne convient en définitive que le métier de farceur.

• La Lettre sur la comédie de l’Imposteur (20 août 1667)
Une anonyme Lettre sur la comédie de l’Imposteur, datée du 20 août 1667, vint défendre Tartuffe attaqué de toutes parts. Sur un exemplaire la Lettre est signée « C ». Les moliéristes ne savent pas qui a pu l’écrire. Pour Georges Couton, « le ton de la Lettre est très remarquable : elle s’efforce de s’élever aux idées générales, et sans renoncer à la vigueur ne cherche pas à passionner le débat. C’est comme le factum d’un bon avocat qui entend éclairer l’opinion tandis que le procès n’est pas encore jugé. Confiant dans la parole du Roi que la pièce sera jouée, l’auteur ne veut pas braquer contre lui ces "puissances" hostiles que sont le premier président et l’archevêque par des propos violents ; il n’entend pas non plus reculer. Ce ton même dut être approuvé par Molière. » (Molière, Œuvres complètes, 1971, T. I, p. 1014). 
Est-il vraiment impossible de trouver qui, dans l’entourage de Molière, a été avocat, ne veut pas envenimer la querelle des dévots (parce que nombre de ses amis le sont), vénère le Roi, et signe de l’initiale « C » ? 
Corneille a souvent signé « C » des poésies libertines. C’est également avec un « C » que l’édition de 1671 signalera sa participation majoritaire dans l’écriture de Psyché.
 
• La Préface de Tartuffe (1669) 
Pourquoi Molière répondrait-il aux traités de deux des plus grands censeurs du jansénisme,  le prince de Conti et Pierre Nicole, alors que, selon le moliériste François Rey, « ces polémiques ne le concernent pas » et que « Molière ne peut guère se sentir visé par les attaques jansénistes » (Molière et le roi, l’affaire Tartuffe, 2007, p. 260) ? En revanche, cela concerne tout à fait Corneille qui a été pris à parti par Conti et Nicole, sans oublier l’abbé d’Aubignac. La Préface de Tartuffe est, selon nous, le texte le plus personnel jamais écrit par Corneille sous le masque de Molière. L’auteur de L’Illusion comique défend son propre point de vue.
- La préface du Tartuffe, publiée en 1669, utilise pour désigner les nouvelles pièces à la mode la formule « les spectacles de turpitude ». Cette expression de saint Augustin (De consensus evangelistarum, livre I, chap. LI), Corneille l’avait déjà employée dans la Dédicace de sa Théodore, vierge et martyre (1645). La colère qui l’animait à l’époque de Théodore semble donc aussi vive vingt-cinq années plus tard. Molière, nous dira-t-on, a simplement cité une phrase de Corneille ou il a lu saint Augustin. Le « premier Farceur de France », selon l’expression de Baudeau de Somaize dès 1660, aurait donc des théories personnelles sur les règles académiques de l’art scénique, sur la religion et sur le théâtre antique ? L’érudition ne s’improvise pas et si Molière avait eues des théories bien arrêtées, ses contemporains l’auraient su et l’auraient signalé. Or personne ne l’a jamais prétendu, et pas davantage n’a songé à l’interroger sur ces sujets ni sur aucun autre, tandis que les Discours de Corneille étaient étudiés par tous les intellectuels du XVIIe siècle. 
- Dans la Préface du Tartuffe, l’auteur s’appuie pour s’autoriser à parler au théâtre de thèmes religieux sur les « pièces saintes de M. Corneille ». « Polyeucte, avec raison, lui paraît un précédent pour Tartuffe » écrit Sainte-Beuve (Les Grands écrivains français, éd. posth. 1927, T. III, p. 284). Or, l’orgueilleux Corneille a toujours pris ses exemples uniquement dans son œuvre. Ce qui explique, selon nous, pourquoi « Moliere » lui aussi ne prend ses exemples que dans Corneille. 
- La Préface de Tartuffe précise que les « pièces saintes de M. Corneille » ont été « l’admiration de toute la France ». Vingt ans plus tôt Corneille n’avait pu s’empêcher, dans La Suite du Menteur, de se vanter du succès remporté par Le Menteur. Et dans Le Menteur, de proclamer les mérites insurpassables du Cid. Encore auparavant, dans La Veuve, il avait fait de la publicité pour sa première pièce Mélite. C’est souvent à ses petits défauts qu’on reconnaît un homme.

• Y a-t-il deux auteurs dans Psyché (1671) ?
Dans Psyché, se lit la douleur d’un père qui va perdre son enfant préféré :

[…] A lui, j’ai de mon âme attaché la tendresse ;
J’en ai fait de ce cœur le charme et l’allégresse,
La consolation de mes sens abattus,
Le doux espoir de ma vieillesse.
Ils m’ôtent tout cela, ces Dieux !
Et tu veux que je n’aie aucun sujet de plainte
Sur cet affreux arrêt dont je souffre l’atteinte !
Ah ! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
Des tendresses de notre cœur.
Pour m’ôter leur présent, me fallait-il attendre
Que j’en eusse fait tout mon bien ?
Ou plutôt, s’ils avaient besoin de le reprendre,
                       N’eût-il pas été mieux de ne me donner rien ? […]  (v. 689-701)

Puisque nous sommes dans la première scène de l’acte deux, censée être écrite par Molière, pour les moliéristes nous entendons Molière se plaindre de la mort de son premier fils mort à l’âge d’un mois et enterré le 10 novembre 1664. Mais Molière, affirment les moliéristes, n’évoque jamais sa vie intime dans ses pièces. Il aurait donc fait ici une exception ? N’écoutons-nous pas plutôt Corneille qui a perdu en 1665 son fils préféré Charles âgé d’une douzaine d’années ? C’était le seul de ses sept enfants qui manifestait pour la poésie des dons si surprenants qu’ils étonnaient son entourage, jusqu’au Père de La Rue, son précepteur, qui disait que si Charles avait vécu il eût été l’image de son père. Ecrit-on :
 
J’en ai fait de ce cœur le charme et l’allégresse,
La consolation de mes sens abattus,
Le doux espoir de ma vieillesse, 

lorsqu’on parle d’un nouveau-né mort à un mois ? C’est plutôt le langage d’un vieillard de soixante-cinq ans qui évoque la mémoire d’un enfant prodige de douze ans, élevé avec patience et amour, et sur lequel Pierre Corneille fondait ses espoirs de père et ses ambitions de poète sans postérité. 
Si cette plainte n’est pas de Molière, la première scène de l’acte deux n’est pas non plus de lui. Selon nous, Psyché n’a pas deux auteurs mais un seul : Pierre Corneille.  

• Deux confidences et un aveu 
- A propos de Mélite et de Clitandre  Corneille se vante que « jamais deux pièces ne partirent d’une même main, plus différentes et d’invention et de style. » (Préface de Clitandre, 1631).
- A propos de La Mort de Pompée et du Menteur il avoue : « On aura de la peine à croire que deux pièces d’un style si différent soient parties de la même main dans le même hiver. » (Epître du Menteur, 1643).
De même, selon nous, deux vers d’Amphitryon (1668) définissent le caractère professionnel Pierre Corneille :

[…] Il n’est point à mon gré de plus sotte méthode
    Que d’être emprisonné toujours dans sa grandeur  […] (v. 84-85)

• Une profession de foi commune  
En 1634, dans l’Epître dédicatoire de Médée, Corneille affirme : « Les règles ne sont que des adresses pour faciliter au poète les moyens de plaire, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu’une chose soit agréable quand elle leur déplaît. » 
En 1663, dans La Critique de l’Ecole des Femmes, Molière continue le même discours : «  Si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites… Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m’y suis bien diverti, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire. »  
- Dans l’épître dédicatoire de La Suivante, publiée en 1637, Pierre Corneille avait annoncé : « Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la Cour et au peuple et d’attirer un grand nombre à leurs représentations ». 
En 1663 La Critique de l’Ecole des Femmes reprend le même credo : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. » 

• Corneille s’est cité dans une proportion considérable
Ainsi que l’a démontré Francis Rostand dans un essai intitulé L’Imitation de soi chez Corneille (1946), Pierre Corneille a fait de l’autocitation un principe d’écriture. Aucun autre auteur n’a fait de l’autocitation un principe d’écriture, sauf Molière. Et les œuvres que Molière réutilise sont toujours celles qui ont le style de Corneille. Et il les place toujours dans une pièce que nous attribuons à Corneille. Notre conclusion rejoint celle d’Henry Poulaille, premier défenseur des thèses de Pierre Louÿs : « Il est bien rare que deux poètes aient la même conception du travail, les mêmes mètres, les mêmes artifices de métier. Encore plus rare qu’ils aient les mêmes tics. » (Corneille sous le masque de Molière, 1957, p. 188).

 
9- TÉMOIGNAGES HISTORIQUES
• L’avis des contemporains sur Molière  
- « On ne peut pas dire qu’il [Molière] soit une source vive, mais un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs » (Charles Robinet, Panégyrique de l’Ecole des Femmes, 1663, sc. 5, 1663).
- « Les enfants [de Molière] ont plus d’un père [...] le Parnasse s’assemble lorsqu’il veut faire quelque chose » (Jean Donneau de Visé, Réponse à l’Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis, 1663). 
- Molière est « un homme qui n’est riche que des dépouilles des autres » (Philippe De La Croix, La Guerre comique, 1663).

• L’aveu de Boileau
Ainsi que nous l’avons signalé à propos de la « fertile veine » de Molière dont il est question dans sa Satire à M. de Moliere (1664), Boileau a avoué : « L’auteur donne ici à son ami [Molière] une facilité de tourner un vers et de rimer, que son ami n’avait pas, mais il est question de le louer et de lui faire plaisir. » (Le Verrier, Les Satires de Boileau commentées par lui-même, publiées avec des notes par Frédéric Lachèvre, 1906, p. 26). On ne peut pas être plus clair.

• La précision de Grimarest
Rappelons que Jean-Leonor Le Gallois de Grimarest, premier biographe de Molière, a écrit que Molière : « était l’homme du monde qui travaillait avec le plus de difficulté ». Et de réaffirmer : « comme je l’ai dit, il ne travaillait pas vite, mais il n’était pas fâché qu’on le crût expéditif. » (La Vie de M. de Moliere, 1705).  

• Le jugement de Boileau 
En 1705, en plein régime dévot, Grimarest publie sa Vie de M. de Moliere    dans laquelle il déclare vouloir présenter Molière non comme « comédien mais comme auteur ». A la lecture de cette biographie, Boileau, qui a bien connu Molière, a ce verdict : « Pour ce qui est de la Vie de Moliere, franchement ce n’est pas un ouvrage qui mérite qu’on en parle ; il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Moliere, et il se trompe de tout, ne sachant pas même les faits que tout le monde sait. » (Lettre à Brossette du 12 mars 1706).
La Vie de M. de Moliere est néanmoins la "bible" des moliéristes.
Et Anaïs Bazin, père des études moliéresques, de commenter : « "Que tout le monde sait" ! c’est-à-dire que tout le monde de ce temps, que tous ceux qui avaient l’âge de Boileau savaient alors, partant que nous ne savons plus, parce que nul de ceux qui les savaient n’a pris soin de nous les dire. » (Notes historiques sur la vie de Molière, 1851, p. 3). Si l’on admet nos thèses, ce que « tout le monde » savait du temps de Boileau, c’est que Molière était le Bouffon du Roi et qu’il n’était pas l’auteur de son théâtre, au sens où nous l’entendons aujourd’hui.  
- Dans une lettre publique un lecteur anonyme reprocha à Grimarest de n’avoir pas dit tout ce qu’il savait, notamment sur l’enterrement de Molière « dont il aurait eu de quoi faire un volume aussi gros que son livre, et qui aurait été rempli de faits fort curieux, qu’il sait sans doute »  (Lettre critique à M. de *** sur le livre intitulé La Vie de M. de Moliere). Grimarest répond à son critique : « J’ai trouvé la matière de cet ouvrage si délicate et si difficile à traiter que j’avoue franchement que je n’ai osé l’entreprendre. » (Addition à La Vie de M. de Moliere, contenant une réponse à La critique que l’on en a faite, 1706). Selon nous, le peuple, à son habitude, a rituellement fêté la mort du Bouffon du Roi, ce qui fut peu apprécié des autorités.


10- LES OBSCURITÉS DU DOGME MOLIÉRESQUE

• La prétendue brouille entre Molière et Corneille
Les moliéristes parlent toujours d’une brouille entre Molière et Corneille qui serait survenue entre 1658/1662, mais quelle raison auraient eu les deux hommes de se fâcher ? Pour Roger Duchêne, promoteur de cette "brouille", c’est la lettre de Thomas Corneille à l’abbé de Pure : « Molière se venge d’avoir été jugé par Thomas incapable de jouer autre chose que des "bagatelles". » (Molière, 1998, p. 242)
Prétexte improbable pour quatre raisons :
1) Tant d’exemples montrent que Molière ne se fâche jamais pour des raisons professionnelles, ni avec l’éditeur Ribou ni avec le plumitif Neufvillaine, ni avec les écrivains Donneau de Visé, Edme Boursault, Charles Dassoucy…Pas même avec son rival le musicien Lully (du moins ne le montra-t-il pas).  Pourquoi se serait-il fâché avec Pierre Corneille, la grande et seule admiration de sa jeunesse, et qui fut aussi celle de sa fin de carrière (cf. Attila, Tite et Bérénice, Psyché) ? 
A quelle occasion se serait-il brouillé avec celui qui pouvait lui apporter la consécration en tant que comédien ? Pourquoi se fâcher avec celui dont il aimait jouer les comédies, comme le constate le moliériste Claude Bourqui : « Le Menteur de Pierre Corneille constituait un des points forts du répertoire de la troupe de Molière dans la première moitié des années 1660. C’est ainsi que la comédie a été jouée au moins vingt-trois fois à cette période. » (Les Sources de Molière, 1999, p. 399). Molière se serait fâché avec celui qu’il joua le plus et dont il payait les tragédies, bien qu’elles soient passées de mode, quatre fois plus cher que celles d’aucun autre auteur ?
2)  Le mot « bagatelle », alors à la mode, ne peut avoir la connotation insultante que lui accolent les moliéristes puisque Molière l’employait lui-même pour désigner certaines de ses pièces.
3) Par ailleurs, comment Molière aurait-il eu connaissance d’une lettre privée ? Quel intérêt aurait eu De Pure, le destinataire, grand ami des Corneille, de prévenir Molière si celui-ci était désormais l’"ennemi" de Corneille ?
4) Excepté l’abbé d’Aubignac (et seulement par une allusion que nombre de moliéristes jugent perfide et mensongère), jamais un contemporain n’a parlé d’une attaque de Molière contre Pierre Corneille ou l’inverse. La « Querelle » entre Corneille et Molière, si elle avait existé, eût causé chez les contemporains un remous considérable et nous en aurions connaissance par diverses épigrammes. Or, nous n’en connaissons aucune concernant cette prétendue brouille. De même, pas une seule pique du redoutable polémiste qu’est l’auteur du Cid contre Molière, alors qu’il a manifesté sa colère à l’encontre de Scudéry, de Mairet, ou son mécontentement envers Racine... Jamais un mot sur Molière. Voilà qui ne ressemble guère à « l’homme des longues rancunes » (Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, 1984, p. 15), « si susceptible et que rien n’arrêtait dans ses rancunes » (Louis Batiffol,  Richelieu et Corneille, 1936, p. 116). Par contre, il existe de nombreuses pointes échangées entre les défenseurs de Corneille l’aîné et ceux de l’abbé d’Aubignac, et même de ce dernier à l’encontre du poète, ce qui est naturel puisque cette hostilité fut, elle, bien réelle.
- Ni Samuel Chappuzeau en 1674, ni La Grange en 1682, ni Grimarest en 1705, ni Boscheron dans sa Vie de Corneille (1725) ne font allusion à une "Querelle"  entre Molière et Corneille, qu’ils n’auraient certes pas oubliée si elle avait existé. 

• La supposée traduction latine de Molière 
Les moliéristes disent que Molière a traduit une poésie de Lucrèce, ce qui prouve qu’il connaissait le latin, qu’il était donc un lettré. 
Mais le témoignage de l’abbé Marolles, qui date de 1659, est très précisément celui-ci : « On m’a dit qu’un bel esprit en fait une traduction en vers… ». Marolles ne fait donc que rapporter un "on-dit". De plus, il ne nomme pas ce « bel-esprit », ce qui a fait dire à plusieurs spécialistes qu’il ne s’agissait pas de Molière. 
En 1677 Marolles mentionne à nouveau cette traduction : « Plusieurs ont ouï parler de quelques vers, après la traduction en prose qui fut faite de Lucrèce dès l’année 1649, dont il y a eu deux éditions. Ces vers n’ont vu le jour que par la bouche du comédien Moliere, qui les avait faits. » A moins d’extrapoler, Marolles rapporte seulement que Molière a récité des vers traduits de Lucrèce. Car Marolles n’écrit pas que ces vers sont sortis de sa plume mais de sa  bouche. Certes, pour l’abbé  mondain, le « comédien Moliere […] les avait faits ». Mais ce que Molière aurait fait ce n’est pas la traduction, c’est la versification. En effet, Marolles croit si peu que Molière ait pu entreprendre une traduction du latin qu’il précise : « je ne pense pas que son loisir (ou peut-être quelque chose de plus) le lui eût pu permettre, quelque secours qu’il en eût pu avoir d’ailleurs, comme lui-même ne l’a pas nié à ceux qui voulurent savoir de lui de quelle sorte il en avait usé pour y réussir aussi bien qu’il faisait : leur ayant dit plus d’une fois qu’il s’était servi de la version en prose, dédiée à la sérénissime reine Christine de Suède. » 
Donc Molière n’a pas traduit Lucrèce. Est-il même l’auteur de la versification dont parle Marolles ? L’abbé n’en donne aucune preuve, il dit seulement que cette versification est sortie de la bouche de Molière. Dans ces conditions, il est probable que Molière n’est "auteur" de la poésie qu’il récite que parce que c’est lui qui l’a fait connaître à un public restreint. Rappelons qu’au XVIIe siècle la paternité d’une œuvre était liée au fait de la rendre publique. Le lien intellectuel, le seul que nous reconnaissons aujourd’hui, n’avait alors aucune importance morale ou sociale. C’est ainsi qu’un éditeur pouvait se dire l’auteur de l’ouvrage qu’il publiait.
Pour l’historien Ferdinand Brunetière, « peut-être me demanderez-vous ce que je fais de la traduction de Lucrèce, que l’on continue d’attribuer à Molière ? C’est bien simple : je la supprime ; et du domaine de la réalité, je la fais entrer dans celui de la légende… La tradition ne s’appuie que sur une autre tradition qui n’est guère plus assurée qu’elle-même : je veux parler de ce que l’on conte encore partout des rapports de Molière et de Gassendi. Quelque mal en effet que l’on se soit donné jusqu’ici pour en établir la réalité, on n’a pas pu prouver seulement que Molière eût jamais vu de ses yeux Gassendi, bien loin d’en avoir reçu des leçons de philosophie ! » (Histoire de la littérature française classique, 1918, p. 390).  
Au vu de tous ces éléments, nous supposons que Molière aimait à réciter une poésie de Lucrèce faite d’après une traduction en prose. 
Les moliéristes mettent en avant un second témoignage, celui de Jean Chapelain qui rapporte dans une lettre : « On dit que le comédien Moliere, ami de Chapelle, a traduit la meilleure partie de Lucrèce... ». Chapelain ne parle que par ouï-dire et ne sait rien de certain. Et lui aussi ne mentionne Molière qu’en tant que « comédien ». Toutefois, peut-être nous livre-t-il une piste. En effet,  étant avéré que le « comédien » fut l’ « ami » de Claude Chapelle nous avons là sans doute le nom du versificateur discret de Lucrèce. L’on comprendra sans peine que le poète libertin Chapelle, buveur invétéré et collaborateur occasionnel de Molière, aura préféré que son protecteur – lequel en tant que comédien et favori du Roi ne risquait rien – endosse la responsabilité d’une traduction considérée comme doublement coupable d’athéisme et d’impiété.
Pour en terminer sur ce point, constatons que l’on n’a jamais trouvé la moindre trace manuscrite de cette prétendue traduction faite par Molière.

• Le célèbre tableau de la Comédie-Française « Molière dans La Mort de Pompée »  
Le 19 février 1868, au plus fort du "moliérisme" (1860/1880), la Comédie-Française acheta très cher La Mort de Pompée, tableau sans signature ni date attribué sans aucune preuve à Nicolas Mignard. 






 






 




Le moliériste Paul Lacroix, du même avis que tous les spécialistes, avertit : « Ce portrait et tous ceux qui ont reproduit la physionomie factice du comédien, dans un de ses rôles, soit tragiques, soit comiques, n’offrent pas le véritable portrait de Molière. » (in Le Moliériste, 1883, n° 61, p. 227).
Le moliériste Gustave Larroumet écrit : « Je regrette de détruire une illusion chez ceux qui ne voient la beauté intellectuelle que complétée par la beauté physique, mais, comparaison faite de ces divers documents, je suis obligé de dire que Molière était laid. […] Il était plus petit que grand. Le cou est très court, la tête enfoncée dans les épaules […].  Le buste est massif et trapu, les jambes longues et grêles. Sur ce corps sans harmonie une grosse tête, avec un visage rond, des pommettes saillantes, des yeux petits et très écartés l’un de l’autre, un nez large à la racine et des narines dilatées, une grande bouche et des lèvres épaisses, un menton fortement accusé, le teint brun, la moustache et les cheveux presque noirs. On comprend qu’un homme ainsi bâti n’ait jamais pu s’imposer au public dans les amoureux tragiques ; mais mieux fait et avec des traits plus fins, aurait-il pu réussir complètement dans la comédie et dans la farce ? » (La Comédie de Molière, l’auteur et le milieu, 1903, p. 308).
Le seul portrait authentique de Jean-Baptiste Poquelin/Molière est sans doute le dessin de Claude Lefèbvre (ou Lefèvre), dit « aux trois crayons », exécuté vers 1658. 


Portrait de Molière dit « aux trois crayons » de Claude Lefèbvre (ou Lefèvre), dessiné vers 1658. 


• Preuve ontologique du vers
- Comment un comique "bête de scène" dont la vie, la psychologie, les goûts, les habitudes sont à l’opposé de ceux de Pierre Corneille, aurait-il pu rejoindre celui-ci par l’écriture jusqu’à se confondre avec lui alors que, précisément, le style de Corneille, résultat d’années de perfectionnement, a la caractéristique de n’avoir jamais pu être assimilé par aucun dramaturge, même par Jean Racine, même par Thomas Corneille pourtant formé par son aîné ? Comment croire que deux êtres si dissemblables puissent avoir le même style, quand on sait que « le style, c’est l’homme » (Buffon) ?
- Ce « ton » si caractéristique de Corneille se perçoit immanquablement dans certaines grandes pièces signées Molière. Ainsi, dans ces quatre vers :

Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais par un haut refus et d’éclatants mépris
Ferais-je dans mon choix voir un cœur trop épris ?

les deux premiers sont extraits du Cid (v. 981-982), les deux derniers du Tartuffe (v. 631-632).  
- Tous les contemporains ont décrit Molière non pas en tant qu’écrivain, mais en tant que comédien. Molière lui-même ne s’est jamais présenté en tant qu’écrivain. Au début de sa carrière parisienne il ne voulait d’ailleurs pas être publié, ainsi que l’atteste la préface des Précieuses ridicules (1659). De même la préface de l’édition de L’Amour médecin laisse passer un aveu qui dérange le moliériste Eugène Despois : « ce mot qui étonne et qu’on a peine à s’expliquer, même de la part d’un comédien pénétré, comme il devait l’être, de l’importance de l’action : "On sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées." » (in Œuvres de Molière, 1873-1927, T. I, p. VI). Ce « mot qui étonne et qu’on a peine de s’expliquer » est on ne peut plus naturel de la part d’un comédien. 
- Comment expliquer la dichotomie qui existent entre les textes signés Molière ? Alors qu’en certaines pages le style de Molière est de la même essence que celui de Pierre Corneille, en d’autres, il tombe dans la platitude et la maladresse constantes. Pour qui veut lire le vrai Molière, c’est-à-dire Jean-Baptiste Poquelin, sont révélatrices les trois épîtres dédicatoires que ce dernier a adressé à ces royaux protecteurs à l’occasion de la publication de L’Ecole des Maris (1661), de L’Ecole des Femmes (1662), d’Amphitryon (1668). Elles sont d’une indigence et d’une balourdise si grandes qu’elles ne sont pratiquement jamais citées. A propos de l’hommage à Monsieur Frère du Roi, en dédicace de L’Ecole des Maris, le moliériste Alphonse Leveaux s’écriera : « Quel langage ! Et quand on pense qu’il était adressé à un prince frivole, de mœurs déplorables, et qui avait à peine vingt et un ans. » (Les Premières de Molière, 1882, p. 6).

• Les incohérences d’un dogme  
Il n’y a pas un fait de la vie et de la carrière de Molière qui n’ait contre lui les recherches d’un spécialiste plus pointilleux –   sur tel point particulier – que ses confrères. Si nous avons la patience de lire la centaine d’ouvrages dits de référence écrits depuis 1880 (Moland, Despois, Mesnard, Larroumet…) jusqu’à aujourd’hui (Couton, Mongrédien, Duchêne…) nous découvrons les très nombreuses incohérences de la biographie officielle de Molière :
- Pour Roger Duchêne, François Rey : Jean-Baptiste Poquelin n’a pas fait des études supérieures.
- Pour Georges Forestier : Jean-Baptiste Poquelin n’a pas fait ses études au collège de Clermont ainsi que le veut la tradition.
- Pour François Bouquet, Jean-Louis Loiselet, René Jasinski, Georges Mongrédien, Georges Toudouze, Emile Henriot… : les frères Corneilles ont aidé Molière à entrer dans les bonnes grâces du Roi.
- Roger Duchêne pense que l’idée d’écrire Les Précieuses ridicules a germé dans la maison de Pierre Corneille en 1658 quand Molière y était alors que les Corneille lisaient le roman de l’abbé de Pure La Prétieuse, modèle avéré des Précieuses ridicules.
- Pour Jules Taschereau, Arthur Heulhard, François Bouquet, Jules Levallois, Louis Moland… : Corneille et Molière n’ont jamais cessé d’être amis.
- Pour Gustave Lanson, Gustave Michaut, Constant Coquelin, Daniel Mornet, René Bray, P. Kohler… : l’œuvre de Molière est totalement impersonnelle.
- Pour Claude Bourqui : Molière « contemplateur », ainsi que le définit Boileau, est un « mythe fondé sur un ou deux rares témoignages contemporains invariablement invoqués » (Les Sources de Molière, 1999, p. 8, note 8).
- Pour Claude Bourqui encore, il faut, pour comprendre le théâtre de Molière « plutôt que de poser une cohérence latente, accepter l’incohérence manifeste » (Molière à l’école italienne, 2003, p. 161).
- Pour Jean Demeure : jamais Molière et La Fontaine n’ont été amis (« "Les Quatre Amis" de Psyché », in Le Mercure de France, 15 janvier 1928).
- Pour Gustave Larroumet, Georges Couton… : Molière ne fut absolument pas un "républicain", mais au contraire le plus zélé des courtisans de Sa Majesté.
- Pour Auguste Baluffe, Roger Duchêne, Antoine Adam… : Chapelle fut un collaborateur de Molière.
- Pour Auguste Jal, Paul Lacroix, Heinrich Morf, John Cairncross, Roger Duchêne, François Rey… : le Registre de la troupe de Molière, tenu par La Grange n’a pas été écrit au jour le jour, mais d’un seul jet, en 1687, à partir d’un original aujourd’hui disparu. Pour quelle raison ce Registre a-t-il était récrit tardivement et largement amputé ? Les moliéristes ne se soucient pas d’apporter une réponse.
- Pour Paul Lacroix, Henri Soleirol, Mahérault… aucun des célèbres portraits de Molière ne le représentent. 
 Etc.
Ces contradictions et obscurités multiples ont fait écrire au moliériste Anatole Loquin : « Des lueurs bien faibles, mais certaines, mais convaincantes, viennent nous indiquer de temps à autre que la vérité n’est nullement où l’on avait cru généralement la trouver jusqu’ici, et que L’HISTOIRE DE MOLIERE EST TOUT ENTIERE A REFAIRE. » (Molière à Bordeaux et ses fins dernières à Paris, T. II, in Actes de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 3ème série, 1896, p. 538). 


11- L’OPINION DE CERTAINS DIX-SEPTIÉMISTES

•   « On se plaît souvent à imaginer un Corneille sans carcan. Son entrain est si vif, sa diversité bat de telles ailes qu’il aurait pu inventer on ne peut savoir quoi… »
Henri Clouard, Petite histoire de la littérature française, 1965, p. 91.

•  « Corneille est un écrivain à l’outil universel ». 
Ferdinand Brunetière, « Pierre Corneille », Etudes critiques sur l’histoire de la littérature, 6ème série, 1880-1907, T. II, p. 99.

•  « Corneille est capable de traiter n’importe quel sujet ou d’écrire dans n’importe quel ton » 
Louis Herland, Corneille par lui-même, 1954, p. 7. 

•  « On n’a pas fait remarquer assez – et nous y devons insister – combien, au point de vue du bon goût, de la justesse, de la sincérité dans l’expression, Corneille, auteur comique, a indiqué et préparé la voie où Molière devait s’avancer en maître. Il fut le premier à railler la préciosité, l’exagération, à recommander la simplicité, le naturel. […] Nous nous défions des formules pompeuses dont on use trop volontiers aujourd’hui ; pourtant nous croyons pouvoir dire, sans manquer à la vérité la plus rigoureuse, qu’en maint endroit de ses comédies de jeunesse Corneille a été le précurseur direct et immédiat de Molière. Cette haine vigoureuse du faux bel esprit, du langage amphigourique et entortillé, qui inspire l’auteur des Précieuses ridicules et des Femmes savantes, nous la voyons éclater dès Mélite, La Veuve, La Galerie du Palais. Dans l’ordre intellectuel et moral, Corneille et Molière sont de la même famille plus qu’on ne le pense. Leur production, si différente en apparence, a de secrètes et intimes conformités. »
Jules Levallois, Corneille inconnu, 1876, pp. 135 et 136.

• « La forme de pensée qui consiste à voir dans l’art et la littérature une cryptographie est certaine chez Corneille. » 
Georges Couton, Corneille, 1958, p. 8. 

•  « Les exemples de Psyché et du Festin de Pierre laissent ouverte l’hypothèse d’autres collaborations entre Molière et les Corneille, qu’il n’aurait pas été jugé utile de signaler au public. Il n’est pas inconcevable que Molière ait confié ses manuscrits à Corneille afin qu’il y jette un œil. Corneille a pu proposer des modifications, revoir la versification. Molière pouvait trouver dans cette lecture experte une sécurité que l’urgence dans laquelle il travaillait ne lui procurait pas. » 
André Le Gall, Corneille, en son temps et en son œuvre, p. 473.

• « Il y a des noms amis de la légende et qui semblent l’appeler. […] C’est là ce qui s’est produit pour Molière. Car, par une étrange fortune, toutes les conditions qui favorisent l’éclosion des légendes se sont rencontrées dans sa vie, dans son œuvre, dans sa destinée posthume même. » 
Gustave Michaut, La Jeunesse de Molière, 1922, p. 7. 

•   « Un mystère profond plane sur lui [Molière], l’enveloppe de toutes sortes d’obscurités.  Si son œuvre demeure transparente, on ne sait au juste d’où elle vient, ce qui l’a formé et comment, quand il travaillait au milieu des occupations harassantes de l’acteur, du metteur en scène et du chef de troupe, toujours sur la brèche aux ordres du roi, et sans cesse aux prises avec ses comédiens et comédiennes, dont l’espèce fut toujours incommode et querelleuse, encore aujourd’hui, paraît-il. […] Moi, au travers du chef-d’œuvre, c’est à son créateur que je pense : et c’est son génie que je voudrais saisir dans sa chambre noire. Car c’était un homme après tout, et j’aimerais beaucoup savoir par quelles voies cet homme supérieur est devenu tel. Mais personne encore ne nous l’a dit ; et nous n’avons qu’à admirer les yeux fermés. » 
Emile Henriot, « L’Affaire Corneille et Pierre Louÿs » in journal Le Temps, 21 novembre 1933.

• « En fait, il existe à présent plusieurs Molière, – dont aucun n’est le vrai, car tous ont été fabriqués après coup et sont des créations purement artificielles, mais si commodes à manier que cette facilité les a rendus populaires. Ces divers Molière-là vivent d’une existence brillante, agitée ; ils sont si bien imités qu’ils trompent tout le monde ; et chacun d’eux présente un caractère propre qui, composé avec des traits, des détails vrais, apocryphes ou contradictoires, avec un fouillis de petits faits exacts, déformés ou faux, dresse une silhouette d’apparence vraisemblable, et dont l’imposture n’apparaît que par comparaison avec les autres bâties de la même manière et au moyen de procédés parallèles. » Georges Toudouze, Molière, Bourgeois de Paris et Tapissier du Roy, 1946, p. 9. 
•  « Il y a un style de Regnard, un style de Marivaux, un style de Beaumarchais, même un style de Nivelle de la Chaussée, qui est détestable, ou un style des drames de Diderot, qui n’est pas meilleur. Il n’y a pas de style de Molière » Daniel Mornet, Molière, 1962, p. 183. 
•  « J’en viens à me demander s’il est vraiment légitime de parler du style de Molière » 
Robert Garapon, « Recherches sur le dialogue de Molière », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 1, 1974, p. 63.

• 
Un cœur qui nous oblige engage notre gloire ;
Il faut à l’oublier mettre aussi tous les soins :
Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins 
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.
                                                                    Tartuffe (v. 730-734)

« Les vers de Molière ont exactement tous les caractères que nous avons essayé de faire ressortir dans les vers de Corneille. C’est le même poète qui semble écrire. On retrouve dans les comédies [de Molière] cet équilibre, cette facture spéciale avec les mots forts placés aux temps forts. » 
René-Albert Gutmann, Introduction à la lecture des poètes français, 1946, p. 146.

• « L’admiration pour Molière est en train de passer aussi chez nous à cet état d’orthodoxie hors de laquelle il n’est point de salut. Nous avons trouvé ce qu’il fallait à notre besoin de culte reconnu et de croyance officielle... »
Edmond Scherer, « Une hérésie littéraire », in Le Temps, 19 mars 1882.


12- DOUBLE CONFIRMATION PAR LA SCIENCE DES STATISTIQUES  

Le "calcul de la distance intertextuelle" dans le corpus Corneille-Molière (2001)

En décembre 2001, Cyril et Dominique Labbé, enseignants et chercheurs à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, publient dans le Journal of Quantitative Linguitics : « Inter-Textual Distance and Authorship Attribution Corneille and Molière » (In Journal of Quantitative Linguitics, vol. 8, n° 3, december 2001. Pour ces deux scientifiques spécialistes du "calcul de la distance intertextuelle", seize pièces de Molière ont, par rapport à la comédie Le Menteur (1642) et la Suite du Menteur (1644) de Corneille, une distance intertextuelle inférieure à 0,25, ce qui, explique Dominique Labbé, « permet d’affirmer avec certitude que l’auteur est le même. […] Prenez Racine : la distance intertextuelle qui sépare sa première tragédie, La Thébaïde ou les Frères ennemis (1664), des pièces de Corneille, donne 0,26. Bref, le premier Racine "fait" du Corneille. Mais dès l’année suivante, avec Alexandre, on est au-dessus de 0,3. Or, entre Corneille et Molière, cette distance est continue, quinze ans durant ! A la trentième œuvre, c’est un peu louche, non ? »  (Philippe Testard-Vaillant, « Un logiciel attribue 16 pièces de Molière à... Corneille », in Science et Vie, n° 1025, fév. 2003, p. 64). 
Voici les seize pièces que le logiciel "reconnaît" comme du Corneille :

L’Etourdi  (version parisienne 1658)
Le Dépit amoureux  (version parisienne 1958)
Sganarelle ou le cocu imaginaire  (1660)
Dom Garcie de Navarre  (1661)
L’Ecole des Maris  (1661)
Les Fâcheux  (1661)
L’Ecole des Femmes  (1662)
La Princesse d’Elide  (1664)
Le Tartuffe  (1664)
Dom Juan  (1665)
Le Misanthrope  (1666)
Mélicerte  (1666)
Amphitryon  (1668)
L’Avare  (1668)
Psyché  (1671)
Les Femmes savantes  (1672) 

La "reconnaissance des formes" dans le corpus Corneille-Molière (2010)

Les travaux du professeur Michaïl Marusenko et Mme Elena Rodionova, tous deux chercheurs à l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg, utilisent la technique de la "reconnaissance  des formes"  basée sur la syntaxe propre à chaque auteur, méthode de statistiques concurrente du « calcul intertextuel » dont se servent MM. Labbé qui, lui, s’appuie sur le champ lexical et le couplage de mots. En février 2010 paraît dans Journal of Quantitative Linguistics leur étude : « Mathematical Methods for Attributing Literary Works when Solving the "Corneille-Molière" Problem ». Cette étude, 	ainsi que la thèse que publia la même année Mme Rodionova, confirme la participation majeure de Pierre Corneille dans le théâtre moliéresque. Pour  M. Marusenko et Mme Rodionova, la grande majorité des pièces en vers analysées, c’est-à-dire dix sur treize, peuvent être attribuées, avec différents degrés de probabilité, à Pierre Corneille « qui joue le rôle le plus important dans le travail collectif d’un groupe d’auteurs ». Lui sont attribuées avec un degré de probabilité supérieur à 95% les pièces : Le Dépit amoureux, L’Ecole des Maris, Les Fâcheux, L’Ecole des Femmes, Tartuffe, Les Femmes savantes. Quatre autres pièces versifiées sur les treize étudiées obtiennent une probabilité de 63 à 73% : Sganarelle, Le Misanthrope, Mélicerte, La Pastorale comique. Les trois autres pièces analysées (L’Etourdi, Dom Garcie de Navarre, La Princesse d’Elide) sont de différents auteurs non définis, à l’exception de L’Etourdi (1658) dont l’auteur, avec une probabilité de 68%, est Philippe Quinault (ce dernier fut le collaborateur de Molière pour le Prologue de Psyché, pièce écrite pour l’essentiel par Pierre Corneille). Il est à regretter que les nombreux vers libres contenus dans Amphitryon l’aient écarté du corpus étudié par M. Marusenko et Mme Rodionova.
 

13- NOTRE CONCLUSION

Roger Duchêne définit Molière comme « la première "idole" moderne » (Molière, 1998, p. 557). Cet exemple montre le parti pris des moliéristes de faire de Molière notre contemporain et non celui de Louis XIV.
Le théâtre moliéresque tel que nous le connaissons n’est pas à proprement parler de Molière ; Molière n’en est pas l’auteur, au sens moderne de ce mot. Ce théâtre essentiellement carnavalesque n’est pas non plus celui de Pierre Corneille, pas même les grandes pièces qu’il a pu écrire pour le Comédien. Le théâtre moliéresque tel que nous le connaissons (qui compte 31 comédies) est un théâtre collectif. De nombreuses plumes y ont trempées, que ce soit celle, majoritaire, de Pierre Corneille, celle prépondérante sans doute de Donneau de Visé, mais aussi celles occasionnelles de Neufvillaine, de Boursault, de Dassoucy, de Chapelle, de Boileau… C’est un théâtre collectif dont chaque pièce a subi variantes et aménagements au cours des représentations et des éditions successives. Et lorsque en 1682, alors que la censure dévote commence à régner en maîtresse absolue, il fut question d’éditer intégralement le Théâtre de Monsieur de Moliere, chaque pièce a été soigneusement revue par La Grange,  comédien de la troupe de Molière, ainsi que par Jean Vivot, officier du Roi. Il est même probable que parmi les correcteurs/adaptateurs il faut inclure Pierre et Thomas Corneille. 
Le "théâtre de Molière" tel que nous le connaissons a donc été arrangé, tronqué, adouci et, forcément, dénaturé, en raison même du rapide et radical changement des mœurs qui frappa la France à partir de 1680 et ce jusque bien après la mort de Louis XIV en 1715. Le "théâtre de Molière" a été victime tout à la fois de la fameuse bienséance (dont eut aussi à pâtir le théâtre de Pierre Corneille), puis de la très coercitive politique dévote menée par Louis XIV devenu « Roi très-chrétien » (ou déclaré tel). 
Bien malin aujourd’hui qui pourra dire qui est l’auteur de telle pièce célèbre ou scène fameuse, à qui l’on doit telle réplique proverbiale… C’est précisément cette genèse obscure et cette évolution à rebondissements (dont les trois versions de Tartuffe en sont le plus saisissant exemple), genèse et évolution dont nous ignorons presque tout – d’où l’intérêt de l’affaire Corneille-Molière –, qui a fait dire au savant Adrien Baillet, en 1686, que Molière « ne savait pas même son théâtre tout entier…» (Le Jugement des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, 1686).


EPILOGUE


« Quoi ! tu ne me dis mot ! Crois-tu que ton silence
Puisse de tes discours réparer l’insolence ?
Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant,
Et ne t’en dédis-tu, traître, qu’en te taisant ?
Pour triompher de moi, veux-tu, pour toutes armes,
Employer des soupirs et de muettes larmes ?
Sur notre amour passé c’est trop te confier,
Dis du moins quelque chose à te justifier,
Demande le pardon que tes regards m’arrachent.
Explique leurs discours, dis-moi ce qu’ils me cachent. »
Corneille, La Place royale, III, 6.

« Ah ! que vous savez bien ici, contre moi-même,
Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’excès prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
Et cessez d’affecter d’être avec moi coupable.
Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
A vous prêter les mains ma tendresse consent ;
Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle. »
                                                                        Le Misanthrope, IV, 3