BOILEAU, D’AUBIGNAC ET LA FONTAINE
DÉVOILENT
LA COLLABORATION CORNEILLE-MOLIÈRE 

 

     Denis BOISSIER
(mis en ligne : 24 octobre 2007,
3ème version : 30 novembre 2009)


« Molière eût bien ri de ses dévots. »
Antoine Adam, Histoire de la littérature
française au XVII
e siècle, 1997, T. 2, p. 793.


Introduction

Le corneilliste André Le Gall écrit : « Aucun contemporain n’a jamais hasardé que l’auteur secret des œuvres de Molière fût Corneille. » (Corneille, en son temps et en son œuvre, 1997, p. 471).

Aucun contemporain non plus ne s’est jamais hasardé à écrire que Molière était l’auteur, au sens moderne de ce mot, de ses pièces.

De toute façon, l’affirmation d’André Le Gall n’est pas exacte. Des contemporains ont laissé entendre bien des choses… Et si la critique moderne ne semble pas s’en être aperçue, c’est à cause du parti pris qui a toujours été le sien, lequel exige que la vie et la carrière de Corneille n’interfèrent jamais dans celles de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière.

Lorsque le gazetier Robinet, qui n’était pas un ennemi de Molière, écrit « on ne peut pas dire que Zoïle [Molière] soit une source vive, mais seulement un bassin qui reçoit ses eaux d’ailleurs  » (Panégyrique de L’Ecole des Femmes, 1663), à quoi donc la critique moderne croit-elle qu’il fait allusion ?

Lorsque l’écrivain De La Croix, qui n’était pas un ennemi de Molière, témoigne que Molière est « un homme qui n’est riche que des dépouilles des autres » (La Guerre comique, 1663), son propos est-il si difficile à comprendre ?

Lorsque l’écrivain Donneau de Visé, très au fait des coulisses des théâtres et futur collaborateur de Molière, écrit que « le Parnasse s’assemble lorsqu’il [Molière] veut faire quelque chose » (La Vengeance des marquis, 1663), peut-on douter de la signification exacte de ce qu’il affirme ?

Ces trois citations, parmi d’autres, sont  limpides. Pourtant elles échappent à une critique moderne brusquement dure d’oreille. Aussi, lorsque les contemporains de Molière se font plus subtils, ladite critique moderne devient tout à fait sourde.

Il est vrai que la lecture des auteurs du XVIIe siècle demande une certaine connaissance des mœurs littéraires de ce temps. Il faut s’habituer à leurs idiotismes, à la façon dont ils s’en servent, et plus encore à la manière dont ils en jouent. L’une de leurs caractéristiques est l’écriture à double entente qui s’épanouit, notamment, dans « l’éloge ironique ». Les écrivains du règne de Louis XIV, sujets à une censure omniprésente, abusèrent du sous-entendu et du sens caché. Ecrire, surtout dans le cas d’épîtres dédicatoires, de préfaces ou de correspondances, c’était jouer au plus fin pour laisser entendre ce qui ne pouvait être dit ouvertement.

I- L’éditeur Quinet

La collaboration Corneille-Molière ne fut pas « secrète », seulement discrète (nous verrons les raisons de cette discrétion à la fin de cet article). Plusieurs contemporains y firent allusion, mais à demi-mot, comme les mœurs du temps l’exigeaient.

En novembre 1662, après Les Précieuses ridicules et Le Cocu imaginaire, « le ministère n’était pas le seul à vouloir une répression sévère de la littérature libre. Le Parlement était sur ce point d’accord avec lui » écrit Antoine Adam  (Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1997, T. II, p. 451). On ne plaisante donc pas avec l’esprit libertin et les blasphèmes. Aussi Quinet, l’éditeur de Corneille, écrit à monsieur Hourlier, Lieutenant-général civil et criminel au baillage de Paris : «  Il y a longtemps que j’avais résolu de vous présenter quelque chose qui vous marquât mes respects… » mais il n’avait rien « qui fût digne de vous être offert, et qui fût proportionné à vos mérites… ». Il est donc fier, aujourd’hui, de pouvoir lui offrir Le Dépit amoureux. Et de lui confier que cette comédie est « de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle ».

Pourquoi cette formule ? Parce que Molière déplaît à l’aristocratie (il est, comme l’a écrit Somaize, « le premier Farceur de France »), et que l’éditeur a voulu avec « de l’Auteur le plus approuvé de ce siècle » rasséréner le Lieutenant-général. Une périphrase qui ne peut concerner que celui qui est « la gloire de la France » et « le plus grand poète du monde pour le théâtre», ainsi que l’atteste le laconique commentaire de Costar sur Pierre Corneille dans sa liste de futurs pensionnés de Sa Majesté. En 1662 Molière, accusé « d’obscénité », n’a proposé au public que le mystificateur Mascarille et le cocu Sganarelle, et ses mises en scène ont provoqué plusieurs scandales. 

Comme le verbe « approuver » ne convenait pas pour Molière, certains ont avancé qu’il signifie applaudir, et que Molière a été très applaudi depuis 1659. Mais pour le Dictionnaire de Furetière (1690) et celui de l’Académie française (1694) « approuver » signifie « donner son approbation, sa décision. L’Eglise a approuvé l’invocation des Saints […]. » Le verbe « approuver » appartient donc au registre moral élevé. En outre, dans le cas présent, si le farceur Molière fut applaudi, ce ne fut certainement pas par ce haut magistrat. Enfin, Quinet ne parle pas des trois dernières années  mais « de ce siècle ». L’auteur du Cid, du Menteur et de Cinna a été suffisamment applaudi et « approuvé » par le peuple et plus encore par l’élite depuis 1630 jusqu’à 1661 (avec La Toison d’or) pour qu’il n’ait pas à souffrir de comparaison.

L’éditeur Quinet songe d’autant moins à Molière qu’il s’adresse à M. Hourlier lequel, parfait représentant de l’ordre et des vertus aristocratiques, ne pouvait apprécier le « bouffon d’aujourd’hui » auquel « il faut que tout cède » (Montfleury, L’Impromptu de Condé, 1663). Aussi c’est en tant qu’éditeur de Pierre Corneille que Quinet s’est donné la peine, voulant offrir un  présent « qui fût proportionné à vos mérites», de se faire comprendre à demi-mot d’un aristocrate admirateur de Pierre Corneille (ils l’étaient tous).

II- "Courtisanerie"

Les courtisans ont toujours dédié des louanges au Bouffon du Roi. Jean Marot, valet de chambre et historiographe de Louis XII, fit l’éloge en vers de « l’illustre Triboulet » ; le poète Ronsard, favori de Charles IX, célébra « l’illustre Thonin » ; l’écrivain Brantôme s’enthousiasma pour « l’illustre Brusquet ». Ces trois bouffons du Roi n’eurent, en leurs temps, d’autres qualités que d’être bouffons du Roi, ce qui, on l’aura compris, tenait lieu de tout. Le satiriste Boileau continuera la tradition avec « l’illustre Molière », quoique de façon plus ambiguë. Est souvent citée cette anecdote tardive, rapportée par l’hagiographe Louis Racine, fils de Jean Racine, qui prouverait dans quelle estime Boileau tenait Molière :

« Boileau regarda toujours Molière comme un génie unique ; et le Roi lui demandant un jour quel était le plus rare des grands écrivains qui avaient honoré la France pendant son règne, il lui nomma Molière. "Je ne le croyais pas, répondit le Roi, mais vous vous y connaissez mieux que moi." » (Mémoires contenant quelques particularités sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, 1747).

Dans cette anecdote dévote et propagandiste, Boileau ne dit pas, comme veulent le croire les moliéristes, que Molière a été le plus « grand » des écrivains, mais le plus « rare ». Ce qui est très différent. Boileau a toujours été un ironiste et un courtisan. Ce n’est pas pour rien que Voltaire l’a surnommé « le flatteur de Louis ». Boileau veut flatter le Roi, mais sans lui mentir effrontément, le Roi n’est pas si naïf. Aussi joue-t-il sur l’ambiguïté de l’adjectif « rare » (cf. aussi la Satire à Monsieur de Molière, 1664). Toutefois Louis XIV, qui goûte l’ironie de Boileau, lorsqu’il entend le nom de Molière répond sur le même ton : « Je ne le croyais pas, mais vous vous y connaissez mieux que moi. » Ils se sont donc compris à demi-mot car Boileau ne pouvait que nommer celui que Sa Majesté avait elle-même choisi pour « bel-esprit ». Par la grâce de cette élection royale, Molière était non seulement « rare » mais possédait un « génie unique ». De la même façon, lorsque Charles IX obligea Ronsard à faire l’éloge de son bouffon Thonin, le poète « daigna bien employer sa plume pour faire son épitaphe comme du plus sage personnage de France. » (Brantôme, La Vie des Dames galantes, posth. 1666).

Lorsque les courtisans appellent Molière « l’illustre auteur », « le fameux auteur », les compliments ne s’adressent pas à lui, mais au Roi qui a bien voulu le parer de toutes les vertus.

                                     […] Molière à son bonheur doit tous ses avantages,
                                        C’est son bonheur qui fait le prix de ses ouvrages ; […]
                                                                            (La Lettre satirique sur le Tartuffe, 1669)

« Bonheur » est un euphémisme de l’époque pour dire que Molière appartient corps et âme à son Maître. Flatter Molière, c’était flatter le Roi.

En revanche, ceux qui ne sont pas des courtisans sont plus explicites. Quand le sieur de Rochemont, attaquant les hardiesses de Molière dans Dom Juan, affirme dans ses Observations… (1665) qu’il faut punir ce dernier et, à cet effet, rappelle que l’empereur Auguste avait condamné à mort un bouffon pour ses railleries contre Jupiter, il nous dit clairement quel « emploi » occupait Molière auprès de Louis XIV, et qu’il attend du Roi-Soleil une sévérité identique à celle d’Auguste.

III- La Fontaine et Molière

Que le Bouffon du Roi vienne à mourir et tous les courtisans prennent leur plume servile. Parmi les pensionnés qui louèrent Molière à sa mort, nous trouvons La Fontaine en qui plusieurs ont reconnu l’auteur de La Fameuse Comédienne (pamphlet impitoyable envers Armande et peu tendre pour son « cocu » de mari) et d’une cruelle épigramme sur la pédophilie de Molière avec le jeune Baron (13 ans). Savoir – comme tous ses confrères introduits auprès du Roi – qui était réellement Molière a, selon nous, incité le fabuliste à écrire une épitaphe d’où s’échappe une subtile ironie (c’est nous qui soulignons) :

                                            Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
                                                Et cependant le seul Molière y gît.
                                          Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit,
                                                Dont le bel art réjouissait la France.

Molière était donc à la fois Plaute et Térence. Pour la critique moderne c’est un compliment. Mais c’est oublier que La Fontaine ne publia pas cette épitaphe.

La Fontaine était un érudit. Il savait qu’en 1637, à l’époque du triomphe du Cid, le poète et dramaturge Jean de Mairet, rendant hommage au plus grand « poète comique » (car il fallait alors plaire au cardinal de Richelieu qui avait élu Pierre Corneille), écrivait (nous soulignons) :

                                                        Rare écrivain de notre France,
                                                    Qui, le premier des beaux esprits,
                                                            As fait revivre en tes écrits
                                                    L’esprit de Plaute et de Térence […]

La formule « Plaute et Térence » renvoie donc à Pierre Corneille. Pour La Fontaine, c’est lui « l’esprit dont le bel art réjouissait la France », et non Molière qui, jusqu’en 1673, fut Mascarille, Sganarelle et compères, personnages exécrés non seulement par l’élite intellectuelle d’alors, mais aussi par la noblesse, l’Eglise et la Compagnie du Saint-Sacrement. « Toutes les polémiques du temps ont accusé Molière d’avoir compromis l’œuvre morale entreprise au théâtre depuis Richelieu » constatait, comme bien d’autres avant lui, Antoine Adam (Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1997, T. III, p. 326, note 1). La Fontaine pensait de même, cela nous est confirmé par son ami Le Verrier : « Je ne sais pas ce que Molière pensait des Contes de La Fontaine, mais pour celui-ci que j’ai fort connu, il était indigné contre certains caractères que Molière a mis sur le théâtre. » (Cité dans Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVIIe siècle relatifs à La Fontaine, 1973, p. 207).

Que l’esprit de « Plaute et de Térence » ne soit pas seulement celui de Molière semble évident si nous lisons l’épitaphe dans la version que l’écrivain Bussy-Rabutin recopia (nous soulignons) :

                                                    Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
                                                        Et cependant le seul Molière y gît.
                                                            Il les faisait revivre en son esprit,
                                                        Par leur bel art réjouissant la France.

Ce n’est plus « le bel art » du seul Molière, mais « leur bel art », donc celui de Plaute et Térence… et de Molière. Or pour Pierre Louÿs, la formule « Plaute et Térence » désignait Corneille, le vrai Corneille, le « satyrique », pas le Corneille que la critique moderne a tellement aseptisé mais celui dont Jean-Louis Guez de Balzac avait prophétisé : « Vous serez Aristophane quand il vous plaira, comme vous êtes déjà Sophocle. » (Lettre à Pierre Corneille, 10 février 1643).

Le texte de 1729 de l’épitaphe est encore plus explicite : les talents des trois (Plaute, Térence, Molière) formaient un seul esprit (nous soulignons) :

                                         […] Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit
                                                    Dont le bel art réjouissait la France.

Nous pensons qu’il s’agit de l’esprit et du bel art du seul Pierre Corneille.

Il n’est pas incorrect d’employer l’imparfait pour définir Pierre Corneille en 1673 et de dire que l’esprit de Corneille gît avec celui de Molière. D’une certaine façon Corneille a disparu lui aussi en 1673 puisqu’à la mort de son prête-nom Molière, il a cessé d’écrire… « Comme frappé par cette mort, Corneille, jusque-là en pleine activité, n’écrira plus qu’une pièce désolée, Suréna, thrène vengeur pour la mort du mal aimé » reconnaît Michel Autrand (« A propos de Pulchérie » in Onze études  sur la vieillesse de Corneille, Collectif, 1994, p. 93).

Dans le couple Plaute et Térence, nul doute que Molière est Plaute et Corneille Térence. Plaute était celui « qui voulait plaire au peuple » alors que Térence avait pour unique ambition de « plaire aux honnêtes gens ». De plus, dès 1637 Corneille a assumé la référence à ce poète latin : « Mon avis est celui de Térence ; puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la Cour et au peuple et d’attirer un grand nombre à leurs représentations. » (Dédicace de La Suivante).  

Rappelons que le prudent La Fontaine n’a jamais publié son épitaphe.  

On nous répondra : La Fontaine a dit pourtant du bien de Molière à ses débuts. Nous ferons alors remarquer que la petite poésie où il parle de Molière a été écrite dans le cadre d’une correspondance privée avec son camarade d’enfance François de Maucroix qui était alors à Rome. Il n’y a là rien de public, encore moins d’officiel. De plus, ce que La Fontaine met en avant dans cette lettre, c’est la spécificité de Molière, qui est d’être le Bouffon du Roi. Car c’est exactement ce qu’il nous dit, et que les moliéristes ne veulent point entendre :

                                                […] Nous avons changé de méthode :
                                                           Jodelet n’est plus à la mode,
                                                            Et maintenant il ne faut pas
                                                        Quitter la nature d’un pas. […]

Que nous apprend La Fontaine ? Que le comique et la satire ne consistent plus à singer le peuple et les bourgeois, comme le faisait si bien le farceur fariné Jodelet, mais la Cour. L’on comprend aussitôt que ce dangereux privilège n’a pu échoir qu’au seul Bouffon du Roi. Ayant mesuré à quel point ses confrères ont mal interprété le "naturel" que La Fontaine prêtait à Molière, le moliériste Claude Bourqui écrit : « Cette prise de position requiert une interprétation correcte. La Fontaine fait ici allusion aux Fâcheux, une pièce fondée sur la représentation de types élaborés à partir de références familières à cette frange du public qu’on appelle le "milieu mondain". Le "naturel" en question se définit par une correspondance manifeste avec le cadre de vie humain et matériel de ce milieu, dont certains signes distinctifs sont exhibés. Désormais – Les Précieuses ridicules en avaient fait une première démonstration – la comédie peut ambitionner de représenter l’univers quotidien de ses spectateurs : c’est la nouvelle méthode qui enchante La Fontaine. Suivre la "nature", par conséquent, ne signifie ici aucunement viser à une "conformité" des comportements représentés avec la réalité de la "psychologie humaine", mais plutôt parvenir à une "conformité" des comportements représentés avec certaines marques extérieures de la réalité sociale. Il faut donc se garder d’interpréter ce passage comme l’indication d’une convergence de vue des deux auteurs sur la question de la réalité et de sa représentation. L’opinion de La Fontaine constitue cependant un témoignage de première importance, en ce qu’elle révèle la manière dont la comédie de Molière a pu être perçue par son public de prédilection : comme un jeu de miroirs tantôt flatteur tantôt moqueur à l’égard de ses références familières. » (Molière à l’école italienne, 2003, p. 190).

En pleine Cour, grâce à Louis XIV, pouvoir être par ses mimiques un « jeu de miroirs tantôt flatteur tantôt moqueur » est la fonction du Bouffon du Roi – et de personne d’autre.

IV- Le nouveau Térence

Un autre passage, où La Fontaine parle des Fâcheux, est encore plus intéressant (nous soulignons) :

                                                 […] C’est un ouvrage de Molière :
                                                            Cet écrivain par sa manière
                                                        Charme à présent toute la cour.
                                                         De la façon que son nom court
                                                            Il doit être par delà Rome :
                                                      J’en suis ravi, car c’est mon homme.
                                                        Te souvient-il bien qu’autrefois
                                                        Nous avons conclu d’une voix
                                                        Qu’il allait ramener en France
                                                        Le bon goût et l’air de Térence ? […]

Si La Fontaine loue Molière, c’est parce qu’il aime la satire, et notamment Les Fâcheux (1661) qu’il vient de voir représenter. La Fontaine peut en effet être « ravi » par cette satire dont nous avons toutes les raisons de penser que Pierre Corneille est le principal auteur. Comme en témoigne Donneau de Visé à propos de Molière : « Plusieurs de ses amis ont fait des scènes aux Fâcheux. » (La Vengeance des marquis, 1663). Une phrase limpide que la critique moderne ne prend jamais en compte. Ses « amis », qui sont-ils ? Corneille qui l’a sans doute introduit chez le surintendant Fouquet, richissime maître-d’œuvre des fêtes de Vaux où furent joués Les Fâcheux ; Pellisson, « secrétaire d’amour » de Fouquet et ami de Pierre Corneille, qui écrira le Prologue de cette pièce ; peut-être Chapelle dont la tradition rapporte la participation (ou l’essai de participation car Molière n’en fut pas satisfait).

Donc, pour La Fontaine, Molière est un nouveau Térence. Il nous faut maintenant approfondir l’équation Molière = Térence.

V- Molière = Térence 

En créditant Molière des pièces qu’il signait (et même de celles qu’il ne signait pas, cela n’avait alors aucune importance), ses contemporains l’ont si souvent comparé au poète comique Térence que c’en était devenu une figure de style. Pour la critique moderne, qui ne lit les rares textes contemporains sur Molière qu’au premier degré – ce que lui reprochait la haute autorité Georges Couton –, cette référence à Térence est le plus beau des compliments. Pourtant, lorsque l’on sait combien les auteurs du XVIIe siècle pratiquaient « l’éloge ironique », on est fondé à s’interroger sur le sens exact de cette équation.

A notre connaissance, le premier à avoir dit que Molière « peut passer pour le Térence de notre siècle » est Donneau de Visé (Nouvelles nouvelles, 1663, T. III, p. 218 ; également dans Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 1971, T. I, p. 1017). Pour Donneau de Visé il est évident que Molière est un prête-nom. Dans sa pièce La Vengeance des marquis (1663) après avoir témoigné que  « Plusieurs de ses amis ont fait des scènes aux Fâcheux. » (sc. 3), et que « le Parnasse s’assemble lorsqu’il veut faire quelque chose. » (idem), le personnage Ariste confie à la noble Clarice qu’« entre les personnes qui lui prêtent leur esprit, il y en a qui sont obligées d’être aussi scrupuleux que vous » (sc. 4). Le terme « scrupuleux » et la notion d’obligation morale, qui ne conviennent pas à de médiocres tâcherons comme il y en avait beaucoup dans les coulisses du Palais-Royal, donnent à penser que De Visé fait allusion à Pierre Corneille, d’autant que le personnage « Ariste » renvoie à la célèbre « Excuse à Ariste », laquelle, en 1637, nous révélait Pierre Corneille.

Donneau de Visé connaissait bien Molière. Depuis longtemps il était en affaires avec lui et lui servait de relais promotionnel, comme il sera plus tard en affaires avec Thomas Corneille. Il est d’ailleurs significatif que Donneau De Visé soit devenu le collaborateur de Molière au moment même où il devenait un proche de Pierre Corneille (De Visé fait l’éloge de Corneille, et Molière joue les pièces de De Visé… pendant une prétendue « Querelle » que la critique moderne nous impose comme un dogme, mais qu’aucun document d’époque n’atteste, surtout pas les écrits de l’abbé d’Aubignac comme nous allons le démontrer).

Constatons aussi que la comédie La Veuve à la mode (1667) de Donneau de Visé a été, du vivant de Molière, publiée comme œuvre de ce dernier. Molière fut donc bien le prête-nom de De Visé car nous n’avons aucun écho du moindre différend à ce propos entre les deux intéressés.

VI- Térence = Scipion

Boileau fit aussi le rapprochement Molière = Térence dans ses Stances à M. de Molière sur sa comédie de l’Ecole des Femmes que plusieurs frondaient (1663), publiées, notons-le, sans nom d’auteur :

                                             […] Celui qui sut vaincre Numance, 
                                                        Qui mit Carthage sous sa loi,
                                                    Jadis, sous le nom de Térence,
                                                    Sut-il mieux badiner que toi ? […]

Pourquoi Boileau  fait-il allusion à quelqu’un qu’il ne nomme pas ? Pourquoi accoler au nom de Térence celui de l’érudit et homme politique Scipion Emilien (185 -129 av. J.C), car c’est de lui qu’il s’agit ? La raison en est simple, même si la critique moderne préfère l’oublier. Pour les lettrés du XVIIe siècle, Térence n’était pas l’auteur des pièces jouées sous son nom. Georges Couton est catégorique : « On estimait au XVIIe siècle qu’il [Térence] n’était que le prête-nom, ou du moins le collaborateur, de Scipion Emilien et de Laelius. » (Molière, Œuvres complètes, 1971, T. I, p. 1555). Dans la dédicace d’Horace au cardinal de Richelieu, Corneille lui aussi affirme que les comédies de Térence sont de « Scipion et Lélie ». Et ce n’est pas un hasard si la Préface de Tartuffe, que nous pensons être du seul Pierre Corneille, rappelant que l’antiquité romaine aimait les comédies et que « ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d’en composer eux-mêmes », tient pour assuré que Scipion et Lélius étaient les auteurs des pièces jouées sous le nom de Térence (notons qu’il eût été stupide de la part de Molière de mettre l’accent sur ce point, alors que c’est compréhensible sous la plume de Corneille).

Du vivant de Térence, chacun avait murmuré le nom du véritable auteur, Scipion Emilien, et le premier à l’avoir écrit semble être Caius Memmius. Suétone, pour sa part, constatera dans sa Vie de Térence : « C’est une opinion assez accréditée que Térence se faisait aider pour ses ouvrages par Lélius et par Scipion, dans l’intimité desquels il vécut. Il a lui-même donné faveur à ce bruit, en ne se défendant toujours que très faiblement contre cette allégation. »

Revenons à Boileau. C’est un « homme satirique », c’est-à-dire, selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, « quelqu’un porté à la médisance ». En précisant, sans le nommer, que Scipion est l’auteur des comédies de Térence, Boileau non seulement signale un fait que ses confrères lettrés connaissent bien, notamment parce que tous ont lu Suétone ou Montaigne, mais il donne à entendre, et l’on ne peut douter que ce ne soit là son but, que puisque Molière est semblable à Térence, quelqu’un est nécessairement pareil à Scipion. Or, quelle est la première caractéristique de Scipion ? Il est romain. Sous le règne de Louis XIV, un seul auteur est « romain » : Pierre Corneille.

De plus, les satiristes travaillaient en fonction de l’actualité. Au moment où Boileau écrit ses Stances à M. de Molière, Corneille vient de faire jouer Sophonisbe. Cette tragédie a-t-elle un rapport avec Scipion ? Il n’est question que de lui et… de Lélius. Et les vers suivants sont peut-être ceux qui donnèrent à Boileau l’idée de se servir de Scipion pour dévoiler ce qu’il savait sur Molière : 

                             […] En un mot, j’ai reçu du ciel pour mon partage
                                    L’aversion de Rome et l’amour de Carthage.
                                            Vous aimez Lélius, vous aimez Scipion,
                                        Vous avez lieu d’aimer toute leur nation  […] (v. 687-690)

Nous savons qui est le Scipion de Molière. Mais quel est son Lélius ? Pour les contemporains, Chapelle était un des collaborateurs de Molière. Le sieur Gabriel Guéret écrit que « Chapelle est fort utile à Molière et travaille à toutes ses pièces. » (La Promenade de Saint-Cloud, 1669). A la mort de ce poète si discret, son ami le médecin François Bernier confiera : « L’illustre Molière ne pouvait vivre sans son Chapelle ; il avait reconnu de quel secours lui était un critique de si bon goût.» (« Epitaphe de Chapelle », 1688). Même si la grande majorité des moliéristes évite d’aborder ce sujet, d’autres, heureusement, ont accepté ce jugement. Pour Antoine Adam, « l’intimité des deux hommes fut assez grande pour qu’on ait parlé d’une sorte de collaboration. » (Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, T. II, 1997, p. 643). Pour Roger Duchêne, « de tous ceux qu’a connus Molière, Chapelle a certainement été le mieux placé pour l’aider […] et même lui apporter quelquefois une aide active pour terminer d’urgence une pièce en retard. » Et d’ajouter : « éventuelle collaboration qui n’enlèverait rien à la gloire de Molière. » (Molière, 1998, p. 192). Si est acceptée la participation de Chapelle au théâtre collégial moliéresque, mais pas celle de Corneille, c’est parce que cette dernière « enlèverait » à « la gloire de Molière », ce qui est inadmissible.

Remplaçons Scipion par Corneille, Lélius par Chapelle, constatons que Molière, comme Térence, n’a jamais combattu les accusations portées par ceux qui ne voyaient en lui qu’un entrepreneur de spectacles… le parallèle saute aux yeux. 

Les raisons qui ont fait que Scipion et Lélius ont préféré taire leur rôle auprès de Térence sont les mêmes que celles qui ont fait garder le silence à Pierre Corneille (qui était un homme fort secret) et une discrétion toute relative à Claude Chapelle (le verre à la main – et il était un buveur invétéré – Chapelle se laissait aller à des confidences que lui reprochait Molière). Pour Montaigne : « si la perfection du bien parler pouvait apporter quelque gloire sortable [favorable] à un grand personnage, certainement Scipion et Lélius n’eussent pas résigné l’honneur de leurs comédies, et toutes les mignardises et délices du langage latin, à un serf africain ». Sur ce point, les mœurs de la France du XVIIe siècle sont les mêmes que celles de la Rome antique : une personne de qualité ne peut, noblesse oblige, se targuer d’être l’auteur d’une comédie. On crédite donc un comédien de sa pièce, comme les Romains le faisaient avec leur esclave. Le parallèle Térence/Molière va plus loin. Ses contemporains accusaient Térence de plagiats. Les ennemis et les amis de Molière font de même. 

Dernier point : Boileau et ses lecteurs n’ignoraient pas que Scipion Emilien se nommait… Cornélius.

VII- Corneille = Scipion (et Mascarille)

Pour établir solidement l’identité Scipion  = Corneille, il faudrait le témoignage d’un contemporain, lettré si possible, confirmant que Boileau parle bien de Pierre Corneille dans cette stance. Ce témoignage, nous le possédons en la personne de l’érudit abbé d’Aubignac, protecteur de Boileau (plus pour longtemps : Molière va le remplacer). Dans sa Quatrième dissertation ou Réponse aux calomnies de M. Corneille (1663), il fait savoir à Corneille qu’il le sait concerné par la carrière de Molière : «  les vers que M. Despréaux [Boileau] a faits sur la dernière pièce de M. Molière nous en ont assez appris. » (p. 120). La critique moderne voit dans cette assertion un mensonge de l’abbé car le nom de Corneille n’apparaît pas dans les Stances de Boileau. En effet, Corneille n’apparaît pas nommément. Il apparaît de la seule façon possible dans tout "éloge ironique" : entre les mots. Il suffit de connaître les équivalences :

                                    Molière = Térence = Scipion = Corneille

Voulant signifier à Corneille qu’il connaît son talon d’Achille ou si l’on préfère son talon de Molière, d’Aubignac écrit qu’avec l’allusion de Boileau, il « en a assez appris » (p. 120). Et ce que sait d’Aubignac lui donne le droit d’accuser Corneille de s’être « abandonné à une vile dépendance des histrions » (p. 118). Les histrions étaient, dans l’Antiquité grecque, les comédiens du cortège de Dionysos. Comme la farce était alors prépondérante, le terme « histrion » désignait plus souvent les farceurs que les « tragiciens ». Du temps d’Aubignac, le terme « histrion » était devenu péjoratif (pour le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 les histrions sont des « bouffons de profession »). Nous sommes en 1663 et Corneille vient de faire jouer sa tragédie Sertorius. Lorsque l’abbé reproche à Corneille de s’être « abandonné à une vile dépendance des histrions », il n’a bien évidemment pas en tête le grand comédien tragique Floridor, né gentilhomme. D’ailleurs, pour montrer les inconvénients qu’il y a pour Corneille de se commettre ainsi, d’Aubignac ajoute : « Il y a bien de la différence entre un honnête homme qui fait des vers, et un poète à titre d’office ; le premier s’occupe pour le divertissement de son esprit, et l’autre travaille pour l’établissement de sa fortune » (p. 119). D’Aubignac accuse donc Corneille d’être à la solde d’histrions-farceurs, d’être un poète « à titre d’office », formule employée pour le Bouffon du Roi. Tous deux sont, aux yeux d’Aubignac, des mercenaires : « Il faudrait avoir perdu le sens aussi bien que vous pour être en mauvaise humeur du gain que vous pouvez tirer de vos veilles et de vos empressements auprès des histrions et des libraires » (p. 120).

Il était de notoriété publique que Corneille avait dit (et on le répétait) : « Je suis saoul de gloire et affamé d’argent ». Ce que d’Aubignac lui reproche désormais est bien plus grave : «  vous n’êtes plus affamé de gloire mais d’argent ; je ne le croyais pas, mais vos discours me le persuadent. » (p. 126). Il sait que Corneille est de mèche avec des histrions et des libraires toujours à l’affût d’un scandale (et Molière fut une mine pour eux). Pour lui signifier quelle place est désormais la sienne, d’Aubignac écrit : « J’avais cru, comme beaucoup d’autres, que vous étiez le poète de la Critique de l’Ecole des Femmes, et que M. Lysidas était un nom déguisé, comme celui de M. de Corneille, mais tout le monde est trompé, car vous êtes sans doute le Marquis de Mascarille, qui parle toujours, piaille toujours, ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille » (p. 141).

Pour la critique moderne, l’adéquation Corneille = Mascarille est incongrue autant qu’infondée car Corneille n’a rien à voir avec le théâtre de farce. Or le nom de Mascarille ne vient pas par hasard sous la plume de l’abbé. Pour lui, comme pour tous ses contemporains, Molière est Mascarille. Ainsi que le souligne  Georges Couton, «  les polémistes appellent couramment Molière Mascarille » (Molière, Œuvres complètes, 1971, T. I, p. 854). Qui est Mascarille ? Un mystificateur, un « bel-esprit » qui se fait passer pour celui qu’il n’est pas. Ce personnage colle à la peau de Molière depuis Les Précieuses ridicules (1659).

Grâce au Roi, Molière passait pour un « bel-esprit ». Dans son Registre, La Grange dit de Molière qu’il est pensionné en tant que « bel-esprit ». Mais « bel-esprit » est une étiquette mondaine, et il y a un abîme entre un « bel-esprit » et un écrivain. C’est pour cela que dans Les Précieuses ridicules (sc.1) La Grange dit de Mascarille/Molière qu’il « passe, au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel-esprit ; car il n’y a rien de meilleur marché que le bel-esprit maintenant. ». Mais puisque Louis XIV a choisi Molière pour l’amuser, celui-ci a donc tout naturellement le « bel-esprit » nécessaire à cette fonction, d’autant qu’au XVIIe siècle, un « bel-esprit » est, avant tout autre considération, quelqu’un qui connaît les usages de la Cour et s’y plie parfaitement, ce qui est le cas de Molière « courtisan assidu » (La Grange, 1682).

Le fait que Molière ait été pensionné dès 1663 en tant que « bel-esprit » corrobore qu’il est bel et bien le Bouffon du Roi car ces derniers ont toujours eu, du moins depuis Charles-le-Sage, un titre officiel (souvent Valet de la Chambre du Roi, comme Molière) et une pension parfaitement renouvelée, signes constitutifs et essentiels de leur « emploi » honorifique.  Si nous utilisons, à propos de sa fonction de Bouffon du Roi, le mot « emploi », c’est parce que Molière lui-même s’en sert dans son « Premier placet présenté au Roi sur la comédie du Tartuffe » (1664) :

« Sire, Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle […] ».

Pour Georges Couton, « le mot emploi a toujours une coloration officielle et ne peut pas désigner, je crois, la simple vocation de comédien. C’est que Molière est déjà un personnage officiel » (Molière, Œuvres complètes, 1971, T. I, p. 1331).

Ce « personnage officiel » qui, tout en étant comédien, est davantage qu’un comédien puisqu’il est "intouchable" et a pour rôle « d’attaquer par des peintures ridicules les vices », qui est-il, sinon le Bouffon du Roi ? Louis XIV en a tellement conscience qu’il officialisera le 14 août 1665 Molière dans cette fonction en permettant à sa troupe de s’appeler « Troupe du Roi au Palais-Royal ». Dès lors, bien qu’excédés des privilèges de Molière, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne n’oseront plus une seule remarque contre lui. Finies aussi les visites privées de Molière et ses compagnons chez les princes. Désormais Louis XIV exige l’exclusivité absolue. « Les premières, offertes au Roi à intervalles réguliers par Molière sont comme un dernier avatar des obligations féodales, mais la part active que le Roi y prenait, soit en proposant des scènes et des sujets, soit en participant en personne à la représentation, trahit aussi un sens de la collaboration, voire une intimité passagère entre les deux hommes. » constate avec litote le moliériste Edric Caldicott (La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, 1998, p. 151).

Sans ce rapport étroit avec Molière Bouffon du Roi, l’équation Corneille = Mascarille ne s’explique pas, surtout si l’on se réfère au portrait pompeux et solennel que la critique moderne s’obstine à faire du Pierre Corneille de l’époque de Sertorius et d’Othon.

D’Aubignac reproche à Pierre Corneille sa duplicité : d’un côté, le poète se drape dans sa toge de grand auteur tragique, de l’autre il travaille discrètement à gagner le plus d’argent possible avec une troupe de farceurs. Et de lâcher ces mots sévères : « On vous connaît pour un poète qui sert depuis longtemps au divertissement des bourgeois de la rue Saint-Denis et des filous du Marais, et c’est tout » (p. 184). Cette phrase, à elle seule, dévoile la collaboration Corneille-Molière car « les courtisans et les "bourgeois de la rue Saint-Denis" […] constituent le gros du public de Molière » (François Rey, Jean Lacouture, Molière et le roi, l’affaire Tartuffe, 2007, p. 63). 

Pour l’érudit d’Aubignac, la « gloire de la France », le « grand Corneille » est désormais « un poète à titre d’office », autrement dit le collaborateur de celui qui passe pour le « premier fou du Roy », ainsi que le définit Le Boulanger de Chalussay (Elomire hypocondre, 1670), lequel témoigne que Molière, comme tous les bouffons du Roi qui l’ont précédé, est celui qu’on montre du doigt lorsqu’on l’aperçoit dans la rue :

                                     […] Aucun n’est sans plaisir de vous voir bafoué.
                                          L’un qui vous voit passer près de lui dans la rue,
                                      Vous montre au doigt à l’autre, et cet autre vous hue. […]  

L’accusation de D’Aubignac que Pierre Corneille est en 1663 au service d’une troupe peut-elle se prévaloir d’un antécédent ? Oui. En 1637, l’écrivain Claveret avait reproché à Corneille d’être le poète à gages de la troupe de Mondory et, dans sa Lettre du Sr Claveret au sieur Corneille, soi-disant auteur du Cid, il l’accusait de n’écrire que « pour contenter des comédiens que vous serviez ».

VIII- Boileau et la « fertile veine »

Boileau était un satiriste. Mais la critique moderne veut croire qu’il cesse de l’être dès qu’il écrit sur Molière. Preuve de l’esprit de suite de son caractère satirique, autrement dit « médisant », l’année suivante, donc en 1664, Boileau fera connaître sa Satire à M. de Molière (nous soulignons) :

                                                Rare et fameux esprit, dont la fertile veine
                                                    Ignore en écrivant le travail et la peine ;
                                                Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
                                              Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers.
                                            Dans les combats d’esprit, savant maître d’escrime,
                                                Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.
                                        On dirait, quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
                                            Jamais au bout du vers on ne te voit broncher :
                                        Et, sans qu’un long détour t’arrête ou t’embarrasse,
                                            A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place. […]

De ce que l’on connaît des mœurs littéraires du XVIIe siècle et du persiflage de Boileau, nous avons là un nouvel "éloge ironique" adressé au Bouffon du Roi. Selon nous, les happy few de Boileau comprirent ainsi sa Satire II : Molière, toi qui produis tant, mais qui ignores le travail et la peine, qui bénéficies comme par don divin des trésors de la poésie, qui sais où se forgent les bons vers, dis-moi par quel moyen tu en obtiens de si excellents.

En résumé : Je t’admire, Molière, qui, plus malin que moi, n’as jamais éprouvé les affres de la création poétique puisque tu utilises quelqu’un qui s’en charge à merveille.

De cette charge, les moliéristes ne retiennent que le seul vers

                                        Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime.

dont le sens est ainsi détourné. 

Boileau prend un malin plaisir à admirer cette mystérieuse inspiration qui, chez les gens de plume et de scène, est un "secret de Polichinelle" ou, si l’on préfère, un secret de Molière.

Si l’enthousiasme chez un courtisan est toujours suspect, il l’est bien davantage chez un satiriste. Le moliériste Louis-Auguste Ménard s’en étonnait : « Quand Molière n’avait encore rien publié de prodigieux, comme versification surtout, le difficile Boileau le félicite, avec un enthousiasme inexplicable jusqu’ici, de son inspiration universelle, phénoménale. » (Le Livre abominable de 1665 qui courait en manuscrit parmi le monde sous le nom de Molière, 1883, T. I, p. XXXII). L’« enthousiasme inexplicable » de Boileau s’explique s’il s’adresse à Corneille.

Antoine Adam a senti l’ambiguïté d’un éloge que rien, dans les faits, ne justifiait  : « Il y faisait l’éloge de Molière et vantait chez lui la fécondité, l’accord aisé de la rime et de la raison. Personne ne songerait à prétendre que ce fussent là les mérites les plus évidents de Molière et ceux qui définissent le mieux son génie. » (Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1997, T. II, p. 478). Cette disproportion entre l’éloge et celui qui est censé le recevoir gênait aussi Roger Duchêne : « Le compliment surprend. Molière vient justement de donner devant la Cour une Princesse d’Elide qu’il n’a pas réussi à écrire en vers jusqu’au bout. La même sorte d’aventure lui arrivera encore à l’avenir.» (Molière, 1998, p. 401).

Tout le sel de la satire est là : sans Corneille, Molière n’est rien. Rien que « le héros des farceurs» ainsi que l’a parfaitement défini le sieur Valentin Conrart, qui était académicien, mais que la critique moderne n’écoute pas non plus.

Les premiers lecteurs de Boileau durent aussi sourire au vers « Dans les combats d’esprit, savant maître d’escrime » car Molière, au naturel, était un « mélancolique » qui ne participait pas aux discussions. La Critique de l’Ecole des Femmes, scène 2,  dit que Molière n’était pas un brillant causeur : « Vous connaissez l’homme, et sa paresse naturelle à soutenir la conversation ». De plus, Molière était affligé d’un hoquet permanent. Jusqu’à l’écrivain Pradon qui constatait que « "Maître d’escrime pour les combats d’esprit" […] ne convient point particulièrement à Molière. » (Le Triomphe de Pradon, 1684, p. 52).

Les amis de Boileau apprécièrent, n’en doutons pas, ses efforts pour brocarder celui qui était intouchable en tant que Bouffon du Roi. Et l’hémistiche « A peine as-tu parlé »  fut compris : A peine as-tu ordonné.

Quant au dieu « Apollon » qui tient pour Molière « tous ses trésors ouverts » il s’agit encore et toujours de Pierre Corneille. En effet, une poésie de Pierre Corneille, publiée en 1656 dans le Recueil Sercy, confesse 

                             […] Qu’Apollon est le seul qui m’ouvre ses trésors […]

En 1684, une poésie anonyme intitulée « Sur la mort de M. de Corneille » commencera par ce vers (nous soulignons) :

                                        L’Apollon de nos jours dont la fertile veine […]
                            Refermant la boucle ouverte par le jeune satiriste Boileau :
                                […] Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
                                        Ignore en écrivant le travail et la peine ;
                                Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts, […]

La « fertile veine » de Molière, c’est Pierre Corneille. Cela explique l’attitude pour le moins "réservée" de Boileau envers le Comédien.

IX- La « fertile veine » n’est pas celle de Molière

Existe-t-il une preuve que Boileau a ironisé dans la Satire II « A Monsieur de Molière » ? Oui. Dans son commentaire manuscrit des Satires de Boileau, Le Verrier, qui écrit sous le contrôle de Boileau, avoue à propos de la « fertile veine » de Molière : « L’auteur donne ici à son ami une facilité de tourner un vers et de rimer, que son ami n’avait pas, mais il est question de le louer et de lui faire plaisir. »1.

Les moliéristes ne citent jamais ce texte dont la signification est parfaitement claire : Boileau, ami de Molière depuis peu de temps, lui prête des dons que ce dernier ne possède pas. Boileau qui a annoté très souvent le commentaire de son disciple Le Verrier (« Tout cela n’est point vrai », « Il faut refaire tout cela », etc.), n’a pas corrigé ce passage. Il était pourtant attentif. Quand Le Verrier, expliquant la Satire IV, écrit que Molière a une « humeur sévère à l’égard des comédiennes », Boileau rectifie : « Il faut retrancher tout cela, Molière n’était point sévère à l’égard des comédiennes ».

Donc, par la plume de Le Verrier, Boileau nous apprend que Molière n’avait pas la « facilité de tourner un vers et de rimer ». Un témoignage confirmé en 1705 par Grimarest, qui précisera, dans sa Vie de M. de Molière, que ce dernier « était l’homme du monde qui travaillait avec le plus de difficulté », et quelques pages plus loin : « comme je l’ai dit, il ne travaillait pas vite, mais il n’était pas fâché qu’on le crût expéditif. »

Constatons que Grimarest, pas plus que Boileau, n’était dupe de son rôle d’hagiographe, puisqu’il prend soin ici de ne pas définir Molière comme "écrivain" ou "poète", mais seulement comme « homme du monde », ce que Molière, dans son « emploi » de Bouffon du Roi, était devenu. 

Boileau et Grimaret sont bien d’accord sur ce point capital : Molière n’a pas les qualités requises pour être l’auteur de Tartuffe, du Misanthrope, ni même de Psyché. Molière « qui n’était pas fâché qu’on le crût expéditif » fut satisfait de ce qu’avait écrit sur lui le satiriste puisqu’il en fera un de ses amis. L’écrivain et musicien Dassoucy témoignera dans ses Rimes redoublées (1671 ?) que Molière est un « fat en toute manière », et s’en plaignait : « Il fut pourtant autrefois mon ami et je crois qu’il le serait encore si ses excellentes qualités lui pouvaient permettre d’aimer d’autres que lui-même ».

Boileau nous a donné une autre preuve qu’il persiflait dans cette Deuxième satire. Il suffit de citer, ce que les moliéristes ne font jamais, le passage qui concerne l’écrivain Georges Scudéry (nous soulignons) :

                                     […] Bienheureux Scudéry, dont la fertile plume
                                    Peut, tous les mois, sans peine, enfanter un volume.
                                        Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissants
                                            Semblent être formés en dépit du bon sens :
                                    Mais ils trouvent pourtant, quoi qu’on en puisse dire,
                                Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire. […]

L’on saisit l’ironie mordante et le dépit de Boileau – véritable poète, lui –  contraint de vanter, après l’illustre Molière, une autre « fertile plume », celle de l’illustre Scudéry, connu pour être le prête-nom de sa prolifique sœur Madeleine (et de combien d’autres auteurs en plus d’elle ?) dont il signait les romans à succès. 

Boileau fait donc ici l’éloge de deux imposteurs de la plume, et nous comprenons bien pourquoi il conclut sa satire ainsi :

                                 […] Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
                                        De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
                                        Ou, puisqu’enfin tes soins y seraient superflus,
                                        Molière, enseigne-moi l’Art de ne rimer plus.

En demandant à Molière de lui enseigner « l’art de ne rimer plus », Boileau reconnaît que ce dernier le possédait à merveille, autrement dit : qu’il n’avait pas celui de rimer.

Le dernier vers est la clef de voûte de cette satire : Boileau aimerait que Molière, grâce à son « emploi » de Bouffon du Roi auprès de Louis XIV2, l’introduise dans cette sphère où, pour être applaudi et « illustre », l’on n’a pas besoin d’être un poète sincère et authentique, d’« écrire poliment » ni de passer sa « vie en ce triste métier ».

Enfin, remarquons que, pour ne pas se mettre à dos trop de monde, Boileau fit paraître anonymement sa Deuxième satire, ultime preuve que ce texte n’était pas, comme on veut le croire aujourd’hui, un éloge.

X- « Et sans honte à Térence allié Tabarin »

Aucun document n’établit clairement que Boileau ait été l’ami sincère de Molière, ni même qu’il ait estimé celui-ci. Certains moliéristes ont même fini par en douter, notamment Léon Chancerel : « Son ami ? Le fut-il vraiment dans tout ce que ce mot si facilement donné ou reçu comporte de compréhension, de dévouement, d’amour ? » (La Vie de Monsieur de Moliere (1705), préfacé par Léon Chancerel, 1930, p. XXV).

Dans son immense correspondance littéraire, Boileau oublie Molière. Pour l’historien Gérard Moret, « ce qui nous surprend le plus, c’est le décalage qui existe entre cette correspondance, où le nom de Molière n’est évoqué qu’une seule fois contrairement à celui de Racine qui revient sans cesse, et la réputation qui est faite à Boileau d’avoir été le meilleur ami de Molière. […] Le silence de Boileau sur Molière qu’il connaissait pourtant si bien nous paraît bien assourdissant pour un homme d’ordinaire si bavard. Et ce silence n’est-il pas inversement proportionnel à la place que l’on fait jouer très tôt à Boileau dans une légende qui ne saurait souffrir de faille ? » (Molière : portrait de la France dans un miroir, thèse, 2004, pp. 86 et 97).

Si l’on admet que Molière occupait l’ «emploi » de Bouffon du Roi – rappelons que c’est le terme qu’il utilise dans son Premier placet au Roi (1666) – l’on comprend qu’aucun écrivain le lui ait jamais dédié, de son vivant, une de leurs œuvres, ni « qu’aucune lettre de Molière n’ait été comprise dans les Correspondances de Pierre Corneille, de Boileau, de La Fontaine, etc. » (Paul Lacroix, Bibliographie moliéresque, 1875, p. 250).

Boileau finira même par critiquer ouvertement Molière, mais seulement après avoir obtenu le feu vert du Roi. Comme en témoignent les comptes des Bâtiments, c’est vers 1670 que Louis XIV se désintéresse de Paris pour ne rêver que de Versailles. Un changement irréversible s’est produit dans la psychologie du Roi, ce que la mystique chrétienne nomme une métanoïa. Il commence à effacer son passé sensuel et païen pour incarner « le Roi très-chrétien et très-religieux ». Pour François Bluche, « la rupture va se dessiner en 1670 » (Louis XIV, 1986, p. 256), et c’est, selon nous, à partir de cette date que commence le désintérêt de Louis XIV pour son bouffon. En 1671 il renonce à jouer dans un spectacle et ne dansera plus jamais devant la Cour. Boileau, le « flatteur de Louis », doit abandonner les Satires et, pour complaire au Roi, se tourner vers les Epîtres morales. Dans le chant III de son Art poétique (1674), l’ancien satiriste critique celui qui fut son premier protecteur :

                                             […] Etudiez la cour et connaissez la ville ;
                                            L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.
                                                C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
                                                  Peut-être de son art eût remporté le prix,
                                            Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
                                                Il n’eût pas fait souvent grimacer ses figures,
                                                Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
                                                Et sans honte à Térence allié Tabarin :
                                            Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
                                            Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope. […]

Boileau reproche ici à Molière d’avoir préféré la farce à la noble comédie et, malgré son association avec Corneille (auquel le nom de Térence fait référence), de n’être resté qu’un émule de Tabarin, le célèbre farceur du Pont-Neuf. Cette pointe est à rapprocher de celle d’un grand seigneur qui demanda lors d’une représentation de Monsieur de Pourceaugnac (1669) : « Sire, est-ce de l’auteur du Misanthrope ? ».

Dans le chant IV de son Art poétique, Boileau révèle publiquement l’association des frères Corneille avec les comédiens-farceurs et, par delà eux, les libraires en quête de scandales :

                                     […] Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
                                               Qui dégoûtés de gloire et d’argent affamés,
                                            Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire,
                                            Et font d’un art divin un métier mercenaire. […]

A cette date, 1674, Molière est mort, et cette mort a signé aussi la fin du statut prestigieux, pour ne pas dire royal, que la farce avait récemment acquis sur les scènes françaises. Boileau a toute licence pour se montrer sévère car Molière dans son « emploi » de Bouffon du Roi n’est plus là pour placer Pierre Corneille hors d’atteinte de tout reproche. Désormais ce dernier, tout grand poète qu’il soit, peut apparaître publiquement comme un auteur qui a pratiqué, avec un succès sans précédent, un « métier mercenaire ».

La tradition montre que le petit monde des Lettres a parfaitement compris qui étaient ces « auteurs renommés […] dégoûtés de gloire et d’argent affamés ». Les temps ont changé, un nouvel ordre moral s’instaure. Pierre et Thomas Corneille – Thomas a écrit pour les vedettes Hauteroche et Montfleury – ne sont plus aussi autorisés à mettre leur plume, pour un « sordide gain », au service de comédiens dont la seule ambition est de complaire au parterre. Boileau se positionne comme un juge qui vient d’avoir l’aval d’un Roi conscient de ses erreurs passées, ou considérées comme telles.

XI- Molière, Corneille et le Service du Roi

Que les contemporains de Corneille n’aient jamais dit clairement que l’auteur des comédies Le Menteur  et L’Illusion comique était le collaborateur attitré de Molière ne doit pas nous étonner. En effet, le code des mœurs d’alors, fruit de la triple censure qu’exerçaient conjointement le Pouvoir, l’Eglise et la Sorbonne, imposait de ne jamais aborder la question de l’usage, pourtant institutionnalisé, du prête-nom (ni celui de son corollaire : l’anonymat). Nous ne connaissons pas d’exemple de quelqu’un ayant reproché à un auteur d’utiliser un prête-nom, c’est-à-dire un comédien auquel l’auteur confiait l’entière responsabilité de la pièce qu’il lui vendait. Et on a encore moins songé à reprocher à un comédien célèbre d’être un prête-nom puisque tous l’étaient : Gilles le Niais, Jodelet, Poisson, Montfleury, Champmeslé, Villiers dit Philipin… Rechercher un tel désaveu de la part des sujets de Louis XIV est au mieux une naïveté de la critique moderne, au pire de l’hypocrisie.

Sous le règne de Louis XIV tout le monde savait que Molière était le Bouffon du Roi3 ou, comme le définit en langage moliériste Louis Moland « l’agent actif des divertissements du roi ». Pour quelle raison lui aurait-on reproché de ne pas écrire ses spectacles ? Au XVIIe siècle ce reproche n’aurait eu aucun sens. Molière était l’"auteur" d’une pièce puisqu’il en avait la responsabilité entière. De plus, il était à la fois le favori de Sa Majesté et « auteur comique », ce qui, à cette époque, signifiait que Molière avait "carte blanche" et qu’il y aurait eu crime de lèse-Majesté à chercher plus loin. Les jaloux se contentèrent donc de se plaindre que Molière ne cessait de plagier les auteurs et d’imiter les farceurs italiens, notamment Scaramouche…

Molière était un entrepreneur de spectacles, comme l’étaient, dans une moindre mesure, les vedettes Montfleury ou Poisson lesquelles, sans avoir jamais rien écrit, publièrent leurs « œuvres » en plusieurs tomes, ce que jamais personne ne songea à leur reprocher. C’étaient les mœurs du XVIIe siècle, il faut les accepter telles qu’elles furent.

On nous dit que si Corneille avait été le collaborateur permanent de Molière, le « secret » aurait été éventé tôt ou tard. C’est doublement faux :

 1)   Des secrets, il y en a eu beaucoup durant le XVIIe siècle, et nombre d’entre eux n’ont jamais été révélés, ne serait-ce que celui du « Masque de fer » (en fait un « velours noir »).

 2) Parler d’un « secret Corneille-Molière » pour en discréditer le fondement est un effet de manche dont abusent les moliéristes. Ce n’était pas la collaboration Corneille-Molière qui était « secrète », c’était le contexte dans lequel le Roi faisait travailler les artistes desquels il s’entourait. Molière et Corneille – mais aussi Saint-Aignan, Benserade, Lully, Quinault, Racine et tant d’autres – ont travaillé pour le « Service du Roi », ce service commandé qui avait pour mot d’ordre le secret, selon la volonté expresse de Louis XIV. Primi Visconti écrit que Louis XIV «  aime le secret, et il veut qu’on le garde » (Mémoires relatifs aux années 1673-1681) et François Hébert, curé de Versailles : « Il est d’un secret à toute épreuve, on peut tout lui confier sans la moindre crainte qu’on sache jamais de qui il a appris ce qu’on lui a dit à l’oreille. » (Mémoires, 1710).

 Il n’y a donc jamais eu de « secret  Corneille-Molière », mais un climat général dominé par la notion de « discrétion», et un climat particulier propre au Service du Roi. L’historiographe Pellisson et le lecteur du Roi De Périgny, qui ont prêté leurs plumes et leur style à Sa Majesté pour écrire ses Mémoires, ne l’ont pas crié sur les toits ; ni Benserade et Saint-Aignan qui ont écrit les vers galants que Louis XIV adressait à celles dont il s’éprenait (cf. le témoignage de Mme de Sévigné).

XII- Psyché, miroir de la collaboration Corneille-Molière

La meilleure preuve de la discrétion qui régnait dans le Service du Roi (et plus encore dans la Chambre du Roi où Molière et Saint-Aignan avaient accès) est Psyché. Alors que Corneille a écrit plus des trois-quarts de cette comédie, elle est publiée en 1671, comme toutes celles qui l’ont précédée, sous le nom du seul Molière (notons que le privilège du Roi est accordé à « l’un des Comédiens de Sa Majesté »).

Dans cette édition est signalé à la fin de la première scène de l’acte deux : « Ce qui suit, jusqu’à la fin de la pièce, est de M. C… » Pourquoi n’utiliser que l’initiale « C » pour désigner Corneille ? A l’évidence, en 1671 Corneille ne veut pas apparaître au grand jour. Ce n’est qu’en 1682, dans l’édition des Œuvres de Monsieur de Molière, que « M. C. » se change en « de monsieur de Corneille l’aîné ». Mais en 1671 le nom de l’auteur d’Andromède n’apparaît jamais, même dans les relations faites par les chroniqueurs de ce grand événement que fut la représentation de Psyché aux Tuileries, le 17 janvier  1671, devant toute la Cour. La Gazette du 24 janvier écrit seulement : « représentée par la troupe du Roi avec tout l’éclat et toute la pompe imaginables… ». Si la participation de Corneille avait été exceptionnelle, comme les moliéristes l’exigent, les contemporains n’auraient-ils pas mentionné le nom de celui qui, étant « la gloire du théâtre», donnait encore plus d’éclat à ce spectacle ? Mais non, Corneille n’est qu’un factotum dans l’entreprise Molière et Cie, laquelle n’est qu’un rouage du Service du Roi.

Bien qu’il connaisse la genèse de Psyché, La Grange l’inscrit dans son Registre en tant que pièce de Molière. On peut donc supposer qu’il fait avec elle comme avec toutes les autres pièces qui ont nécessité une collaboration. Et sans doute ne s’est-il jamais demandé s’il pouvait en aller autrement, puisque son patron avait acheté la pièce. En 1682, bien que le Comédien soit décédé depuis neuf ans, Corneille ne comptera pas Psyché dans son Théâtre complet. S’il ne l’a pas fait pour cette pièce pourtant signée, pourquoi l’aurait-il fait pour toutes les autres non signées ? Nous connaissons ainsi la nature du pacte qui unissait les deux hommes : les écrits vendus à Molière lui appartiennent définitivement. Et ce qu’écrit André Le Gall pour la participation de Corneille aux "œuvres" de Richelieu vaut pour celles qu’il écrivit pour Molière : « D’une part, selon les normes du temps, il tenait que ces productions ne lui appartenaient pas. D’autre part, peut-être s’accommodait-il fort bien qu’on ne lui attribuât pas ces sous-produits de son activité littéraire subordonnée. » (Corneille, en son temps et en son œuvre, 1997, p. 122).

Le fait que Pierre Corneille ne revendiqua jamais Psyché prouve qu’il ne se sentait pas lésé et n’ambitionnait nullement d’être connu pour avoir écrit L’Ecole des Femmes, Tartuffe, Le Misanthrope ou Les Femmes savantes lesquelles furent, de son temps, considérées par l’élite à laquelle il appartenait comme des comédies sans valeur littéraire, des satires bouffonnes et scandaleuses. Toutefois, grâce à cette association, Pierre Corneille a pu se décharger du carcan que sa gloire – unique dans les annales des Lettres françaises – lui avait imposé. Et, plus encore, il aura gagné de quoi faire vivre sa nombreuse et ruineuse famille car, depuis 1651, il ne touche plus de pensions (lesquelles sont, de toute façon, irrégulières et insuffisantes) et n’exerce plus de fonction publique.

On ne médite pas assez ce fait lourd de conséquences : si l’ « Avertissement du Libraire au Lecteur »  de Psyché n’avait pas dévoilé le partenariat Corneille-Molière, jamais la critique moderne n’aurait supposé que Molière n’en était pas le vrai auteur, au sens moderne de ce mot. La thèse de la collaboration aurait été encore plus difficile à faire accepter et beaucoup se seraient encore plus gaussés de Pierre Louÿs. Le mépris qu’autorise le dogme tient à peu de chose…

XIII- Le fou du Roi sur l’échiquier de Louis XIV

Comme l’écrit Voltaire, «  chaque prince et chaque grand seigneur même avait son fou… » (Sommaires des pièces de Molière, 1739). Et le Roi « infiniment respectueux des usages et des traditions hérités de ses pères » (Philippe Beaussant, Les Plaisirs de Versailles, 1996, p. 62) n’aurait pas eu le sien ? Alors qu’avoir un bouffon attitré a toujours été un signe extérieur de royauté, Louis XIV se serait dispensé d’en avoir un, lui dont le père était si fier des siens ? Non seulement il s’est choisi un Bouffon du Roi sitôt qu’il décida de gouverner seul (1661), mais il veilla à ce qu’il soit le plus célèbre et le plus envié des bouffons.

Traditionnellement il n’y a jamais eu en France de grand roi sans un grand bouffon à ses côtés. Le Bouffon du Roi lui était si consubstantiel que sitôt qu’il mourait, le Roi devait immédiatement en prendre un autre. De plus, Louis XIV s’opposait à sa dévote mère et au prince de Conti. Et pour contrebalancer leurs autorités et l’influence de leur parti, rien de plus efficace que d’utiliser le rire subversif d’un bouffon, lequel entraînera avec lui le rire du peuple. Car Louis XIV a besoin du peuple et des bourgeois pour lutter contre la noblesse qu’il redoute tant depuis l’époque de la Fronde. Il a donc besoin d’un bouffon efficace, et pour cet « emploi » il a choisi Molière, lequel a eu l’avantage d’arriver de la province et d’avoir avec lui une troupe de farceurs bien rôdée. Comme l’écrit son biographe Ramon Fernandez, « en somme, c’était un bouffon, mais sous un souverain qui élève naturellement son bouffon à la dignité de secrétaire d’Etat au Ridicule. » (Molière, ou l’essence du génie comique, 1929, p. 120).

Dans La Princesse d’Elide (1664), par la bouche du bouffon Moron (= le Fou) qu’il interprète, Molière explique sa fonction :

                                                L’office de bouffon a des prérogatives ;
                                            Mais souvent on rabat nos libres tentatives. (v. 237-238)

On ne peut être plus clair. Pour le moliériste François Rey, c’est « comme si Molière, qui écrit le rôle pour lui-même, avait décidé d’assumer cette image de bouffon et de farceur que ses adversaires lui ont tant de fois renvoyée comme une insulte. » (Molière et le roi, l’affaire Tartuffe, 2007, p. 74).

Mais Molière, pour être lui-même, n’a jamais eu besoin d’agir en fonction de ce que pensent de lui ses détracteurs, bien au contraire. Molière incarnera plusieurs fois des bouffons de Cour dans ses spectacles, notamment Clitidas dans Les Amants magnifiques (1670). Notons aussi que Mascarille/Molière porte un bonnet vert et que Sganarelle/Molière est habillé de vert et de jaune qui ont toujours été les couleurs emblématiques du Bouffon du Roi.

La preuve du statut exceptionnel de Molière nous est fournie par les dédicataires de ses œuvres de 1661 à 1663 :

-  L’Ecole des Maris (1661), à Monsieur, frère du Roi  ;

-  Les Fâcheux (1661), au Roi ;

- L’Ecole des Femmes (1662), à Madame, duchesse d’Orléans (Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, belle-sœur et maîtresse du Roi) ;

- La Critique de l’Ecole des Femmes (1663), à la Reine mère Anne d’Autriche. 

Qui, sinon le Bouffon du Roi, pourrait se vanter de la faveur des quatre personnages les plus importants du royaume, d’autant que chaque dédicace a été acceptée et généreusement récompensée ? Pour Eugène Despois, « leurs noms suffiraient pour bien établir la situation nouvelle de Molière à la Cour. » (Œuvres de Molière, 1893, T. III, p. 308).

En 1668 Amphitryon sera dédié au prince de Condé, cinquième grand nom du royaume.

Avec Louis XIII mourut Angoulevent, le dernier Prince des Sots devenu Bouffon du Roi. Avec Louis XIV mourra Molière, le dernier farceur public devenu Bouffon du Roi. Or, ce dernier des grands bouffons du Roi, Roger Duchêne le définit comme « la première "idole" moderne » (Molière, 1998, p. 557). L’on voit, par cet exemple, le parti pris des moliéristes de faire de Molière notre contemporain, et non celui de Louis XIV.

XIV- Louis XIV et son bouffon 

Anaïs Bazin l’avait remarqué :  « A vrai dire, il y a de Louis XIV deux créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière. » (Notes historiques sur la vie de Molière, 1851, p. 186). Louis XIV a choisi Molière comme bouffon dès juin 1660 puisqu’il lui alloue sur les fonds de l’Epargne, « 500 livres tournois dont Sa Majesté lui a fait don pour lui donner moyen de supporter les frais et dépenses qu’il lui convient de faire en cette ville de Paris où il est venu par son commandement pour le plaisir et la récréation de Sa dite Majesté, et ce pour les six premiers mois de ladite année. » Pour Roger Duchêne, d’après ce reçu « Molière serait dès cette époque pensionné par le Roi qui aurait eu l’initiative de son retour dans la capitale, Monsieur n’étant que son protecteur apparent. » (Molière, 1998, p. 249).

A cause d’un préjugé créé par la Révolution française et imposé comme dogme national par la Troisième République, on ne supporte plus aujourd’hui l’idée que Molière ait pu être le Bouffon du Roi. C’est pourtant pour cette seule raison que Louis XIV l’a élu. Molière n’a jamais été et ne pouvait pas être un auteur au sens moderne de ce mot, et encore moins un « auteur de génie », pour la bonne et suffisante raison que le Roi n’avait pas besoin auprès de lui d’un auteur, mais d’un comédien capable de le faire rire et d’entraîner le public à rire comme lui le voulait.

Par quelle fatalité, par quelle aberration, Louis XIV qui a toujours très bien su choisir ses collaborateurs, que ce soit Colbert, Louvois ou Saint-Aignan, se serait-il trompé sur la nature intime de Molière ? Depuis qu’il est enfant, il sait parfaitement ce qu’est un bouffon de Cour, il a d’ailleurs eu à son service le meilleur d’entre eux : Scaramouche.

Etre persuadé qu’au moment de s’en choisir un pour illustrer son règne absolutiste Louis XIV s’est totalement mépris et a élu pour Bouffon du Roi celui qui était « le plus amical, le plus délicat, le plus tendre et le plus accessible aux détresses d’autrui» (Georges Bordonove, Molière génial et familier, 1967, p. 84) s’apparente à un acte de foi. Si Molière avait été « l’homme le plus admirable de son siècle » comme le définissent les moliéristes, cela se serait su parmi ses contemporains. Les opposants à la politique du Roi et les chansonniers n’auraient pas manqué de dire combien il était navrant de voir un tel homme condamné pour le plaisir de Sa Majesté à patauger matin et soir dans la basse bouffonnerie. On aurait plaint Molière, on se serait révolté à l’idée que l’absolutisme d’un seul détruise l’âme d’un « si parfaitement honnête homme » (La Grange, 1682). Mais personne n’a jamais pris la défense de Molière, personne n’a jamais fait la moindre remarque sur les rapports que Sa Majesté entretenait avec son bouffon. Au contraire chacun les a jugés, ces rapports, tout à fait normaux, pour ne pas dire traditionnels. Et Molière lui-même n’a jamais cessé de louer son Maître qui lui apportait fortune et gloire.

Dans un siècle où l’on avait un si grand respect pour les catégories sociales, il ne fait aucun doute que si Molière avait eu l’esprit et le caractère d’un Pascal ou d’un Vincent de Paul, le génie d’un Racine ou d’un Corneille, la dignité d’un Lamoignon ou d’un Montauzier, jamais une telle "erreur sur la personne" ne se serait produite et n’aurait duré treize années, jusqu’à la mort de Molière. C’était alors une règle absolue que chacun restât à sa place. Or si l’on a accusé Molière de bien des fautes, jamais personne ne lui a reproché de n’être pas à sa place.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire les contemporains, à quoi se refusent d’ordinaire les moliéristes, encourant ainsi le reproche que leur adressa le célèbre Ferdinand Brunetière : « Lui sacrifier tous ses contemporains, c’est prouver qu’on ne le comprend pas » (« Trois moliéristes », in La Revue des Deux Mondes, 1884, T. 66, p. 704). De fait, Molière fut souvent assimilé à un « diable », un « démon vêtu de chair », un « marmouset ». Il fut également assimilé à Momus, bouffon de Jupiter, notamment par Robinet dans sa Muse historique du 20 septembre 1665 :

                                                […] L’admirable et plaisant Molière,
                                                    Le Mome des terrestres Dieux,
                                                Comme l’autre est Molière aux Cieux […]

D’ailleurs, si extraordinairement protégé par Louis XIV, Molière, s’il avait été un véritable écrivain, aurait eu sa propre salle de théâtre. Mais le Roi, qui se s’est jamais fait d’illusions sur lui, l’a toujours cantonné avec la troupe des farceurs du célèbre Italien Scaramouche, à la réputation sulfureuse. Comme l’explique Gustave Larroumet, « qu’était-ce que Molière aux yeux de Louis XIV ? Un nouveau Scaramouche, élève et rival de l’autre, moins grossier, plus recommandable de mœurs, mais, comme l’autre, se donnant corps et âme à son métier. Sans doute, il était homme de lettres, en ce sens qu’il écrivait ses pièces et que Scaramouche se contentait d’improviser les siennes ; mais ils avaient même inspiration, même genre de talent, l’un plus italien, l’autre plus français. Il ne serait pas impossible que le Roi, dans l’occasion, eût témoigné à tous deux cette sorte de familiarité dont les très hauts personnages sont quelquefois prodigues envers les petites gens qui servent leurs plaisirs, d’autant plus dédaigneuse, au fond, qu’elle est plus accueillante. » (La Comédie de Molière, l’auteur et le milieu, 1903, p. 271). Cette familiarité, un roi ne l’a qu’avec ses bouffons, et plus encore avec son bouffon attitré.

De même, s’il avait été un écrivain véritable exerçant en plus le métier de comédien, Molière aurait aisément obtenu de Sa Majesté que l’Académie française fasse une exception pour lui (comme pour Pellisson qui fut accueilli en 1653 sans que sa candidature soit mise au vote). Si Louis XIV l’avait voulu, il aurait imposé Molière comme il leur imposera Furetière puis Boileau dont ne voulait aucun académicien. Mais ni Molière ni Louis XIV lui-même ne pouvaient aller contre le tabou qui empêchait de penser au Bouffon du Roi pour l’Académie française. Ajoutons que Molière qui s’occupait si bien, grâce à son Maître, de ses intérêts et de sa carrière, n’a jamais songé à y entrer.

XV- Pierre Corneille sur l’échiquier du fou du Roi

En 1659 Louis XIV demande à Pierre Corneille de travailler « à ses divertissements ». Pour quelle raison Corneille emploie-t-il dans la préface d’Œdipe, qui s’y prête mal, le terme « divertissements » lequel, selon la critique moderne, ressemble peu à l’auteur d’Horace et bientôt d’Othon ? D’abord parce que c’est très certainement le mot qu’a utilisé le Roi. Ensuite, parce que le Roi exige d’être servi par les meilleurs artistes de son royaume et que Corneille commence à prendre conscience de l’importance de la nouvelle carrière qui s’offre à lui grâce à Molière. C’est comme s’il anticipait Psyché (1671), qui sera l’apothéose de sa collaboration (plus gros budget, plus gros succès, plus grosses recettes – et Sa Majesté ravie).

La chance de Jean-Baptiste Poquelin fut d’avoir été un mime-farceur doublé d’un chanteur (baryton) et d’avoir su, par ses "gauloiseries", faire rire aux éclats Louis XIV. Mais son atout, nous l’avons dit, fut de s’être présenté avec une troupe. Pour un futur Bouffon du Roi, c’était une nouveauté. Et être introduit par Pierre Corneille l’a avantagé dès qu’il fut question de travailler politiquement pour le Roi. Louis XIV qui a toujours exigé pour l’excellence de ses plaisirs la participation des plus grands artistes, ne dut pas trouver superflu qu’au service du « plus glorieux des rois » soient associés « le premier Farceur de France » et le « plus grand poète de France». Il est probable qu’en 1662 Louis XIV a fait savoir à Pierre Corneille, par la bouche même de Molière, qu’il agréait leur collaboration puisque l’on voit le casanier et misanthrope Corneille, qui avait jusque-là toujours refusé de quitter sa ville natale (ce qui lui valut deux échecs à l’Académie française), s’installer définitivement à Paris, tout près de Molière. « On ne sait ce qui décida Corneille à quitter une ville où il avait vécu cinquante-six ans – en fait, depuis sa naissance. Céda-t-il aux insistances de Thomas, attiré par la capitale, ami des salons, futur gazetier ? Désira-t-il se rapprocher de la Du Parc dont le souvenir continuait à le troubler, voire du Roi dont on pouvait déjà pressentir l’égocentrisme ? Il est plus vraisemblable de penser que, père dévoué, il voulut favoriser l’établissement de ses deux aînés. » (René Guerdan, Corneille ou la vie méconnue du Shakespeare français, 1984, p. 177).

Seule la volonté du Roi (et de Molière) explique son déménagement car l’insuccès croissant de ses tragédies et la menace du procès Fouquet auraient dû tout à fait l’en dissuader. Molière seul n’aurait sans doute pas convaincu Corneille de le rejoindre, mais la volonté du Roi, selon nous, fut le cas de force majeure qui justifie l’attitude paradoxale d’un poète qui n’aimait rien mieux que sa tranquillité d’esprit. Corneille s’est d’ailleurs décidé au dernier moment car le 12 mars 1659 il n’était toujours pas question de déménager. Malgré le succès d’Œdipe, il écrivait à l’abbé de Pure qu’il n’est « point fâché de n’être point à Paris ». Mais puisque le Bouffon du Roi parle au nom de Sa Majesté et, quand celle-ci l’y autorise, au nom du peuple, et puisqu’un bouffon du Roi efficace a besoin de quelqu’un qui sache écrire ce que le Roi et le peuple ont besoin d’entendre – Corneille va s’y employer. Le bouffon de Louis XIV aura le plus grand auteur de son siècle, ce qui ne pourra que flatter le plus grand des rois.

Sitôt Corneille installé auprès de lui, Molière, qui jusqu’ici n’avait rien écrit d’immortel et qui n’avait rien donné de nouveau pendant toute l’année du déménagement de Corneille (attendait-il que son associé se décidât ?), va créer coup sur coup L’Ecole des Femmes, Tartuffe, Dom Juan, Le Misanthrope, Amphitryon, Les Femmes savantes. C’est ainsi que, secondé par un Pierre Corneille rôdé à toutes les soties-satires de la Basoche de la Table de marbre dont il était issu, Molière et sa troupe, dernier surgeon des Enfants-sans-souci parisiens qui pratiquaient depuis toujours l’écriture collégiale et les attaques "personnelles", purent devenir l’efficace instrument de la politique absolutiste d’un jeune roi tout à fait païen.

Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer les tenants et les aboutissants de la collaboration Corneille-Molière : rappelons seulement que dans notre thèse inédite Molière, Bouffon du Roi et prête-nom de Corneille (2007 ; éditée hors commerce par l’Association cornélienne de France) et dans l’ouvrage Tout savoir sur l’Affaire Corneille-Molière (2008, voir le site corneille-moliere.org) nous avons recensé vingt-trois caractéristiques qui font de Pierre Corneille le collaborateur idéal d’un Bouffon du Roi comédien-vedette, directeur de troupe et régisseur de théâtre qui n’a plus une minute à lui :

 1)  Pierre Corneille a commencé sa carrière en étant le "fournisseur" de la troupe de Mondory,

  2)   il a longtemps été le « poète comique » le plus applaudi,

  3)  il a été le collaborateur du cardinal de Richelieu et celui de son riche intendant Desmarets de Saint-Sorlin,

  4)    il ne fréquente aucun salon littéraire,

  5)    il n’est pas mondain,

  6)    il n’a pas de revenus professionnels suffisants,

  7)    il est tenu, à cause de ses sept enfants, de gagner toujours plus d’argent,

  8)  il a pour modèle littéraire Alexandre Hardy et pour ami Jean Rotrou, tous deux poètes aux gages d’une troupe,

  9)    il est d’un tempérament secret et mystificateur,

10)    issu de la Basoche de la Table de marbre, il est rôdé à toutes les soties-satires,

11)  il n’a jamais refusé une commande,

12)  il est fidèle en amitié,

13)  il s’est amouraché de Marquise du Parc, vedette de la troupe de Molière ; il éprouvera pour la jeune épouse de Molière, Armande, « une estime extrême »,

14)  il maîtrise parfaitement la comédie et la satire,

15)  il peut prendre tous les styles,

16)  il est d’une rapidité d’exécution étonnante (Polyeucte : mille huit cents vers écrits en vingt jours ; Œdipe : en deux mois ; Psyché : en quinze jours),

17)  il a des comptes à régler depuis 1637 avec les doctes, depuis 1642 avec les dévots et les Précieuses,

18)  il est rancunier et revanchard,

19)  il ne lâche jamais prise,

20)  il a toujours cherché à mêler comédie et tragédie (tous les chefs-d’œuvre signés Molière sont à la frontière des deux genres),

21)  il a publiquement revendiqué dans l’Avis au Lecteur du Menteur le droit de démarquer et d’emprunter au théâtre étranger (ce que ne cessera de faire Molière),

22)  à la différence de la plupart de ses confrères, il a reconnu que son but était de « plaire au peuple » (cf. l’Epître de La Suite du Menteur),

23) lui seul fut présent à chaque grande étape de la carrière de Molière : à Rouen en 1643, au départ de sa carrière parisienne en 1658, lors de son plus grand succès auprès du Roi : Psyché (1671) ; et quand Molière mourra, Corneille se rapprochera de son disciple, le comédien Baron.

Aucun écrivain dans l’entourage de Molière, même Chapelle, même Boileau, n’a possédé ne serait-ce que trois ou quatre de ces vingt-trois caractéristiques. 

Faut-il rappeler qu’au XVIe siècle la Basoche de la Table de marbre où Corneille reçut sa formation était associée aux Enfants-sans-souci dont les héritiers directs  sont Molière et sa troupe d’ « enfants de famille » (La Grange, 1682) ?

Enfin, constatons qu’au XVIIe siècle tous les écrivains "professionnels" avaient besoin d’un protecteur. Or, Corneille sollicita avant et après la période de sa collaboration avec Molière (1658-1673), jamais pendant.


Conclusion

L’écrivain François Davant, dans une lettre à Pierre Corneille écrite en 1673, définit Molière comme l’ « associé » de Corneille et, quelques lignes plus bas, l’appelle « votre second » (cf. Hubert Carrier, in  L’Art au théâtre, Mélanges en hommage à Robert Garapon, 1992, p. 139). Ce témoignage, ainsi que ceux de l’éditeur Quinet, de Donneau de Visé, de Boileau, de Le Verrier, de d’Aubignac et, plus tard, celui de Grimarest, sont les indices, à la fois précis, graves et concordants, de la collaboration Corneille-Molière.

Ces témoignages constituent dans leur cohérence la preuve historique que les moliéristes ont toujours exigée afin de ne plus dédaigner les thèses de Pierre Louÿs et de ses continuateurs. Cette preuve historique non seulement existe, mais elle a été renforcée en 2002 par les travaux scientifiques de MM. Cyril et Dominique Labbé, de l’Université de Grenoble qui, grâce au calcul de la distance intertextuelle dans le corpus Corneille-Molière, ont démontré que Corneille est l’auteur de seize pièces signées Molière4.

Dès qu’on accepte de les prendre en compte, les témoignages contemporains justifient et légitiment la remarque du savant Adrien Baillet : « On prétend qu’il [Molière] ne savait pas même son théâtre tout entier, et qu’il n’y a que l’amour du peuple qui ait pu le faire absoudre d’une infinité de fautes. » (Le Jugement des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, 1686). Propos confirmé par l’académicien Bernard de La Monnoye en 1722.

Ces témoignages permettent aussi de comprendre pourquoi Boileau, à la lecture de La Vie de M. de Molière dans laquelle Grimarest déclare présenter Molière non comme comédien mais en tant qu’ « auteur », – hagiographie sur laquelle s’appuient tous les moliéristes, – eut ce verdict : « Pour ce qui est de la Vie de Molière, franchement ce n’est pas un ouvrage qui mérite qu’on en parle ; il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Molière, et il se trompe de tout, ne sachant pas même les faits que tout le monde sait. » (Lettre à Brossette du 12 mars 1706).

Et Anaïs Bazin, père des études moliéresques, de commenter : « "Que tout le monde sait" ! c’est-à-dire que tout le monde de ce temps, que tous ceux qui avaient l’âge de Boileau savaient alors, partant que nous ne savons plus, parce que nul de ceux qui les savaient n’a pris soin de nous les dire. » (Notes historiques sur la vie de Molière, 1851, p. 3).

Ce que « tout le monde » savait du temps de Boileau, c’est que Molière était le Bouffon du Roi et que son théâtre était un théâtre collégial carnavalesque à but politique. Mais un siècle de stalinisation chrétienne des esprits l’a occulté puis fait oublier. L’après Révolution française a métamorphosé Molière en « auteur de génie » pré-républicain. La Troisième République en a fait l’icône de la Nouvelle Sorbonne (inaugurée lors du bicentenaire de la Révolution), et l’Ecole publique un demi-dieu qui a souffert et est mort sur scène (enfin presque) afin d’apporter la bonne parole5

Avec quel haussement d’épaules ces indices, pour ne pas dire ces preuves,  d’une collaboration Corneille-Molière seront rejetés, sans même que les « dévots de Molière », ainsi qu’ils se définissent (Georges Monval, in Le Moliériste, 1879, n° 1, p. 3), ne se donnent le temps de la réflexion. S’en plaignait l’éminent Antoine Adam : « Quelles preuves faut-il donc pour convaincre une critique butée ? » (Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, 1997, T. II, p. 637).


NOTES ET REFERENCES

1- Le Verrier, Les Satires de Boileau commentées par lui-même, publiées avec des notes de Frédéric Lachèvre, 1906, p. 26.

2- Cf. notre étude « Molière a les vingt-six caractéristiques du Bouffon du Roi » (in corneille-moliere.org ; 2007).

3- Cf. notre thèse Molière, Bouffon du Roi et prête-nom de Corneille (1000 pages, 750 ouvrages utilisés, 2100 citations référencées) éditée hors commerce par l’Association cornélienne de France (2007).

4- Dominique Labbé, « Corneille a écrit 16 pièces représentées sous le nom de Molière » 2007,

http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/26/53/52/PDF/LabbeVipreyJQLO62.pdf

Egalement sur le site corneille-moliere.org., rubrique : Le CNRS et l’Affaire Corneille-Molière.

5- Cf. nos études « L’origine et la signification du nom "Moliere" », « Molière a les vingt-six caractéristiques du Bouffon du Roi » et « Position de thèse » (in corneille-moliere.org) ; plus généralement notre thèse Molière, Bouffon du Roi et prête-nom de Corneille.

                                                                       RÉSUMÉ

  Il suffit de lire attentivement les textes écrits par les contemporains de Molière,   

   lesquels le connaissaient bien, pour découvrir qu’ils ont à plusieurs reprises, à

     demi-mots mais non sans ironie, dévoilé ce secret de Polichinelle qu’était la

                                        collaboration Corneille-Molière.